Athée grâce à Dieu


Michel Serres partage les non croyants en Dieu en deux catégories : les « négligents » et les « ignorants ». Les athées, quant à eux, ceux qui s’opposent frontalement aux religions, se font de plus en plus rares, beaucoup préférant se déclarer agnostiques. 
On classera parmi les négligents ceux qui, en grand nombre, préfèrent éviter la question de Dieu : « on verra bien le moment venu ! » On entend très souvent le conseil : « profite », invitation à profiter immédiatement de ce que la vie nous propose, le mieux possible, en évitant de s’égarer dans des préoccupations qui risquent de troubler la quiétude recherchée. Il existe tant d’occupations agréables, et d’autres qui font passer le temps, que beaucoup préfèrent ne pas se chercher des problèmes « prises de tête ».
Les ignorants sont eux aussi particulièrement nombreux. Qu’ils aient été croyants un jour ou pas, ils en sont restés à quelques images simplistes de la religion, celles qui sont dans l’air du temps ou qu’ils ont héritées de leur enfance. Ces visions, comme la croyance au Père Noël, ne tiennent pas longtemps face à une réflexion d’adulte et il est donc facile de les rejeter une fois dépassées les premières émotions religieuses. « Je n’ai pas la foi » revient souvent à dire : « Je ne ressens plus rien affectivement de ce qui m’a fait vibrer un temps » « donc ce n’était qu’illusions enfantines ».
Les croyants ont beau objecter que des pistes existent pour dépasser ces approches primitives, ceux qui s’éloignent de la religion manquent de motivation pour se lancer dans l’investissement que demanderait une telle recherche. Il est moins engageant de rejeter purement et simplement des fables auxquelles une personne d’un peu réfléchie ne saurait adhérer, pensent-ils.
Il est vrai qu’il faut faire bien des efforts pour n’être ni négligent, ni ignorant comme pour éviter de se contenter de la foi du charbonnier qui croit aveuglément en fermant les yeux sur tout ce qui pose problème dans l’approche religieuse. Les croyants eux-mêmes reculent souvent devant les remises en cause de la foi et préfèrent éviter de se laisser perturber par des questions un peu trop dérangeantes. Ils aiment autant rester dans le flou.
 
Il faut reconnaître que certaines critiques sont troublantes. Ainsi, comment ne pas être d’accord avec Feuerbach quand il nous dit que ce n’est pas Dieu qui nous a créés à sa ressemblance mais que c’est bien plutôt nous qui le fabriquons à notre image, une image inversée plus exactement ? Comment nier que, comme nous nous sentons fragiles, nous avons envie d’un Dieu tout puissant ; nous avons peur de la mort alors notre Dieu est immortel et il nous promet l’immortalité ; nous avons du mal à aimer alors notre Dieu est tout amour ? Le Dieu de l’opprimé est libérateur, celui du malade guérit, celui du pécheur est sauveur, celui du riche est garant de la loi, celui du pauvre est un abri, celui qui est perdu trouve en lui l’espérance… Chaque croyant se tourne vers un Dieu qui comble ses manques et ressemble à ce qu’il souhaite, c’est ce que dit Feuerbach et il est difficile d’échapper à cette évidence.
Karl Marx n’est pas moins convaincant quand il déclare que « la religion est l’opium du peuple », surtout qu’il voit dans cette substance moins une drogue que ce qu’elle était à son époque : un moyen puissant de calmer les douleurs les plus fortes. Beaucoup de croyants, en effet, utilisent la religion pour apaiser leurs angoisses devant la mort, un avenir incertain, une perte d’espérance, la peur qu’ils éprouvent devant un monde vide de sens dominé par l’argent, sans perspective… C’est bien ce que notait Marx, juste avant la formule précédente : « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un monde sans esprit ». La religion est un merveilleux soutien pour les hommes opprimés, elle est très efficace pour les aider à vivre. Cependant, selon Marx, l’homme pourrait se passer de l’effet calmant de la religion s’il n’était pas rendu malheureux par l’exploitation qu’il subit. 
Comment lui donner tort quand on constate l’apaisement que procurent les religions sortant du désespoir tant de pauvres gens ? Beaucoup prient uniquement pour demander de l’aide dans le besoin, quitte à se détourner de la religion quand cela va mieux dans leur vie. Marx, on l’a vu, ne nie pas l’utilité de la religion quand elle permet aux hommes accablés par la souffrance de survivre, sauf qu’au lieu de décorer ses chaînes avec des fleurs, l’exploité ferait mieux de s’en débarrasser. Il n’a pas tort !
Nietzsche lui aussi met le doigt où cela fait mal pour les croyants qui réfléchissent. Il dénonce la tendance de beaucoup à dévaloriser notre monde, à ne voir en lui qu’une vallée de larmes, à n’en retenir que les limites qui, si elles sont bien réelles, ne sont pas le dernier mot de la réalité. Ainsi, au lieu de vivre pleinement leur existence terrestre, en l’aimant parce qu’ils n’en ont pas d’autres, ils s’emploient à se construire dans le ciel un arrière-monde, plus réel selon eux, qu’ils parent de toutes les perfections. Encouragés par les incitations de ceux qui préfèrent voir en eux des esclaves, ils font de la démarche religieuse le moyen d’échapper à la réalité en se réfugiant dans un monde fictif. On les invite à supporter les épreuves d’ici-bas et même à les rechercher, afin de gagner une place dans un au-delà idéalisé, seul capable, selon cette illusion, de combler leurs attentes. Nietzsche appelle donc à la suppression de la séparation en deux du monde, ce qui nous permettrait de vivre dans l’aujourd’hui en repoussant activement la souffrance et en oubliant les rêveries stériles. En sortant du ressentiment et en aimant notre destin, nous donnerons un sens positif à notre existence et grandirons en mettant en œuvre nos capacités et les promesses du monde. Il faut bien reconnaître que les religions ont souvent été utilisées pour pousser les hommes à accepter les difficultés de leur existence tout en faisant miroiter une récompense dans le ciel.
Il serait léger de rayer d’un trait de plume de telles critiques dans la mesure où elles mettent en lumière des limites réelles de la pratique religieuse. La question qui reste est de savoir si ces remises en cause sonnent le glas de toute religion ou bien s’il reste des ouvertures pour que, tout en assumant la radicalité de ces critiques, il soit possible encore d’être un croyant éclairé.
 
Si nous les prenons au sérieux, nous restons désorientés devant ces mises en cause qui ébranlent nos repères. Si au moins nous étions crédités de révélations, de paroles rassurantes venant du ciel… nous serions confortés dans notre démarche mais nous nous affrontons la plupart du temps au silence de Dieu. Face à une divinité qui ne fait pas la démonstration de sa puissance, ne vaut-il pas mieux conclure à sa non-existence, n’est-ce pas la solution la plus rationnelle ? Même si tout ce qui me satisfait n’est pas obligatoirement illusoire, est-ce que je peux continuer à croire en un Dieu qui correspond à ce point à mes attentes ? S’il est censé répondre à mes besoins les plus fondamentaux, n’est-ce pas la preuve que je prends mes désirs pour la réalité, surtout quand les faits ne corroborent pas systématiquement cette hypothèse ? Enfin, pourquoi aller chercher dans un autre monde la vérité de ma vie ?
Devant ce genre de questionnement, certains croyants préfèrent ne pas se remettre en cause et s’efforcent de croire « malgré tout », d’autres tentent au contraire de dépasser les critiques en cherchant à trouver une place pour la démarche croyante. Ils mettent de la raison dans ce qui semble en être dépourvu. C’est surtout le travail des théologiens. Il est possible, par exemple, de penser un Dieu qui se retirerait en partie du monde qu’il a créé pour laisser un espace de liberté aux hommes. Le silence de Dieu prendrait sens alors mais les Églises persistent à mettre en scène des interventions divines régulières : il punit les méchants et récompense les bons, il faudrait le remercier pour ses bienfaits, le prier régulièrement pour qu’il exauce nos vœux, demander sa protection… Les psaumes en sont des exemples mais aussi la liturgie, ils ne cessent de célébrer ses merveilles. Les religions, et le christianisme en particulier, ne se dégagent pas clairement de manières séculaires de se comporter vis-à-vis de Dieu et nous invitent à lui faire confiance même si ses interventions manquent d’évidence.
Nous nous retrouvons donc devant des affirmations contradictoires, les unes critiques, plus rationnelles, les autres qui nous appellent à une confiance, non pas aveugle mais qui va au-delà de la raison pure. Ainsi, face à ce qui remet en cause la validité de la foi et que nous avons du mal à dépasser, nous hésitons au bord du précipice : faut-il raisonner ou croire simplement ? Pour continuer à croire, il nous faudrait faire un saut dans le vide, pas complètement déraisonnable mais qui nous pousse à dépasser la pure logique humaine. Le dialogue entre la raison et la religion reste difficile.
 
C’est là que l’intervention de Jésus déplace la question, nouveauté radicale pour les chrétiens. Sans quitter complètement le cadre du religieux, il bouscule bien des affirmations des religions et semble même prendre en compte par avance les critiques des athées. Ainsi, l’essentiel de la religion, si on l’en croit, se réduit à l’amour de Dieu et du prochain. Les autres pratiques : les rites, les dogmes, les sacrifices… passent au second plan. La seule religion est celle de l’amour qui est la mesure de tout. Ce n’est pas étonnant que les premiers chrétiens aient été accusés d’athéisme…
D’autre part, les définitions traditionnelles de Dieu qui serait : tout puissant, omniscient, immortel… se trouvent questionnées par le témoignage des Évangiles qui nous montrent un Jésus Christ fils du Père, mais qui partage notre condition humaine, qui souffre, qui meurt, qui a faim, qui aime, qui pleure… Avec le Dieu Jésus Christ, on est loin de l’imaginaire traditionnel des religions. Il semble échapper en grande partie à la critique de Feuerbach ! Un peu trop même : il est tellement différent de ce qu’on s’est plu à imaginer au cours des siècles qu’il devient difficilement concevable y compris pour les croyants qui aimeraient parfois en rester à des formes plus compatibles avec les traditions religieuses. L’image d’un Dieu crucifié reste une vision contradictoire pour bien des chrétiens, scandaleuse même. Il serait plus simple de se contenter d’affirmer que Jésus n’était pas Dieu ou qu’il n’est pas vraiment mort comme cela se dit dans le Coran. Le Dieu traditionnel est plus confortable.
Jésus, par ses paroles, comble également le fossé institué par les religions entre notre monde et ce qu’on appelle le ciel : « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » ; je suis présent dans le pauvre, le rejeté ; je suis au milieu de vous quand vous êtes réunis en mon nom… Le Père et moi nous sommes uns… Son Royaume est déjà parmi nous, dit-il, même s’il n’est pas encore achevé. Dieu habite ce monde qu’il continue de modeler dans son œuvre de création et chacune de nos célébrations est en lien avec celles qui se déroulent devant la face de Dieu… Ces affirmations sont difficiles à croire pour celui qui a séparé la terre, lieu de perdition, du ciel qui condense toutes les perfections. Les Évangiles invitent les chrétiens à croire en un monde unifié où nous continuons à côtoyer ceux que nous avons rejeté dans le ciel, nos défunts en particulier .
Les inflexions inaugurées par le message de Jésus et sa manière d’être, parce qu’elles sont en décalage par rapport aux conceptions traditionnelles de la religion, ne sont donc pas davantage confortables pour les chrétiens. Eux que l’on présente souvent comme bardés de certitudes, faisant familièrement l’expérience directe de leur Dieu, se retrouvent le plus souvent plongés dans les nuits de la foi, à la recherche de repères qui se dérobent sans cesse. Des données qu’ils croyaient irréfutables se retrouvent absorbées par le doute. Les certitudes sont le plus souvent du côté de l’athéisme, les croyants n’ayant à leur opposer que des expériences intimes, l’expression de leur confiance envers l’homme Jésus, des démonstrations qui ne sont pas déraisonnables mais qui ont du mal à convaincre ceux qui sont à la recherche de données démontrables. La foi suppose de faire un saut que tout le monde n’est pas prêt à faire.
 
Certes, la démarche proposée par Jésus n’est pas totalement déraisonnable. À partir du moment où l’on accepte l’hypothèse Dieu, il est logique de penser que ce qu’il est dépasse infiniment ce que je peux en saisir. Pourquoi ne serait-il pas à la fois un et trine ? De fait, soit je le fais à ma convenance et je suis parfaitement à l’aise avec ma construction, soit il est vraiment Dieu et je ne suis capable d’en comprendre qu’une petite partie que l’on m’en a révélé. Je puis même accepter une part de mystères me montrant des chemins qui m’orientent vers lui sans promesse de l’atteindre. Le Jésus des Évangiles n’est pas fait pour rassurer les chrétiens et les conforter dans des pratiques bien cadrées. Il les laisse plutôt en recherche perpétuelle quand il s’agit de rendre compte de leur foi et d’en vivre.
Si, au moins, ils pouvaient mettre en avant leur supériorité dans certains domaines, ce pourrait faire la démonstration de l’intérêt de la démarche croyante au niveau de la rigueur morale, du service du prochain, de l’ouverture intellectuelle, du respect des différences… mais il ne manque malheureusement pas de contre-exemples qui mettent en lumière les limites des croyants, quoi qu’il en soit de leurs bonnes intentions affichées. Quant à l’Église qui devrait attirer par sa sainteté et ses mérites, elle est à l’origine de tant de scandales présents et passés qu’elle ne peut guère être donnée en exemple. 
Et pourtant elle reste incontournable ! Il est vrai qu’elle s’est employée, au fil des siècles, à reconstituer une religion qui ne manque ni de dogmes, ni de rites, ni de hiérarchie. Cependant, et heureusement, elle est habitée par une contradiction interne qui en fait sa grandeur : si elle parle avec assurance de Dieu, de vérités, de morale, si elle condamne et bénit, si elle cherche à imposer ses points de vue…, elle persiste en même temps à maintenir une place centrale aux Évangiles, y compris quand ils sont manifestement critiques vis-à-vis de ses comportements. Les ors du Vatican ne décrédibilisent pas totalement la parole de François, notre pape.
Si l’Église est prise dans ces contradictions qui la sauvent, il ne manque pas de chrétiens qui tentent d’y échapper, qui ne veulent pas abandonner leur quête de certitudes, au prix de bien des aveuglements ! D’autres, heureusement, ne reculent pas devant l’inconfort de la suite de Jésus : ils manquent d’assurance, réduits qu’ils sont à mettre en avant des témoignages qu’il est facile de mettre en doute, des propositions de foi manquant de logique, des manières surprenantes de vivre religieusement. Pour certains cependant, la tentation est grande, de ne pas quitter les certitudes des traditions religieuses : pratiques, bien cadrées et immuables, dogmes qu’il suffit d’affirmer fortement, sécurité trouvée dans le refuge auprès d’un imaginaire qui ne tolère pas de remise en cause, prédominance d’une morale traditionnelle… ils évitent par-là de se laisser perturber par les questions d’un monde de toute façon réputé mauvais et par Jésus…
 
Tout ce qui précède n’est cependant pas sans poser question. Le risque est de promouvoir une religion des purs, de succomber à la tentation d’opposer la foi, réputée sans mélange, résistant à la critique et la religion qui est le condensé de l’imaginaire humain accumulé au fil des siècles. Il est bien clair que Jésus Christ a instauré une distance entre celui qu’il appelle « son Père » et le Dieu des religions tel qu’il a été progressivement élaboré par les hommes, celui qui est critiqué par les philosophes. Cependant, une foi ne peut pas être vécue sans une dimension religieuse, c’est-à-dire sans des implications concrètes qui lui permettent de s’incarner dans des rites et des pratiques spécifiques. 
Certes, dès qu’elle prend des formes humaines, la foi perd de sa perfection abstraite et retombe sous les coups des partisans de la rationalité, ceux que l’on appelle les « maitres du soupçon ». S’il suffisait d’aimer, si cela seul était demandé par Jésus, la pratique serait, sinon facile, du moins envisageable par tous. Ce n’est pas le cas : un amour qui n’est pas également référé au Père n’est pas suffisant à ses yeux, il doit être soutenu par des comportements spécifiques, des célébrations, des prières… ce qui nous expose à nouveau au feu des critiques antireligieuses. Nous retrouvons la contradiction fondamentale du chrétien.
C’est là que l’intérêt du pape François pour la religion populaire peut nous guider dans nos choix. Rien de moins pur que ce qu’il promeut : les adorations, les processions à la Vierge, les pèlerinages, les vénérations de saints, les liturgies, les « Je vous salue Marie » répétés à l’infini… ce sont des moyens humains, trop humains, mais peut-on faire l’impasse sur eux sans assécher notre spiritualité ? Nous ne sommes pas de purs esprits ! Jusqu’où aller pour ne pas retomber dans la superstition et la magie ? Comment être à la fois conscients de la non pertinence de nos expressions de foi tout en continuant à les utiliser ? Comment continuer à faire des prières de demande quand on ne croit plus au donnant-donnant dans nos rapports avec Dieu ? Quels mots choisir pour nous adresser à lui une fois admis qu’aucun d’eux ne convient ? L’équilibre est difficile à tenir entre la conscience de l’abîme qui nous sépare de Dieu et nos efforts pour communiquer avec lui qui s’est fait si proche. Rien de ce que j’exprime par des mots et par des actes ne convient et je poursuis pourtant à en faire usage.
Une des confirmations de la légitimité de cette démarche se trouve dans le comportement de Jésus lui-même qui n’a pas rejeté toutes les expressions religieuses. Il est vrai qu’il a pris des libertés par rapport à la religion de son temps puisqu’il n’a pas toujours respecté le repos du sabbat en particulier et qu’il a pris ses distances par rapport aux autorités religieuses. Cependant, s’il a renversé les tables des marchands dans le Temple, il est resté jusqu’au bout un Juif pieux allant prier régulièrement dans ce lieu des sacrifices. Tout en rappelant qu’il était le Fils, il a payé l’impôt au trésor du Temple et a fréquenté assidument la synagogue… Il n’a pas fait l’impasse sur des rites qui devaient sans doute lui paraître dépassés. 
Aussi, pris dans les mêmes contradictions que lui, il nous est bon de chercher une voie qui, tout en évitant la tentation de la pureté stérile, nous permettra de trouver des modes d’expression, certes toujours insatisfaisants mais incontournables pour dire notre humanité croyante.
 
Une question demeure : s’il est possible d’utiliser des formes religieuses pour donner du corps à notre rapport à Dieu, existe-t-il un retour de sa part ? Nous avons parlé à plusieurs reprises du silence de Dieu, est-ce le dernier mot de notre vie religieuse ? Beaucoup de croyants évoquent au contraire des « dialogues » avec lui. Même si on ne tient pas compte de ceux qui entendent des voix ou ont des visions, toute vie religieuse passe par l’expérience de temps forts : sensation d’une présence, émotion lors de prières, moments de communion entre croyants et avec Dieu au cours de célébrations, réponses reçues après un questionnement, « signes » constatés… un grand nombre de bouleversements affectifs font basculer parfois notre existence ou du moins la marquent comme des jalons qui rythment une vie de croyants. Même s’ils ont tendance à s’estomper avec le temps, ils restent des moments forts accueillis avec reconnaissance comme des mouvements de Dieu dans notre direction qui restent dans nos mémoires.
De telles expériences ne résistent pas longtemps à l’analyse des disciples de Freud. Ils ont bon jeu de les ramener à des manifestations de notre inconscient, à des émotions toutes naturelles, à notre affectivité qui trouve dans ce domaine des moyens de s’exprimer, à notre désir qui se révèle, à notre corps qui révèle ses exigences… On peut reconnaître ces approches rationnelles. Cependant, dans l’hypothèse où l’on accorde une pertinence au fait que Dieu peut chercher à nous toucher, il est clair que ce dernier est obligé de passer par des voies humaines, les seules que nous sont familières. Dans l’incapacité que nous sommes de comprendre un langage qui ne serait pas conforme à notre nature, nous qui ne sommes pas des anges, il doit d’adresser à nous par des moyens qui rejoignent notre intelligence, notre affectivité, notre corporéité, notre environnement social, notre histoire, tout ce qui fait notre humanité. Toute autre manifestation de sa part nous serait inaccessible. La Vierge Marie, quand elle s’adresse à Bernadette, le fait en patois bigourdan, la seule langue qu’elle comprend ! Dieu fait pareil.
Il est donc possible de poser comme principe que les messages divins peuvent être à la fois totalement humains dans leur forme tout en venant effectivement de Dieu. Seul le choix du croyant fait la différence en postulant que ce qui le marque dépasse la pure origine humaine, jusqu’à ce que les messages viennent à manquer.
C’est alors avec Thérèse d’Avila que nous franchissons la dernière étape. Quand les sensations affectives disparaissent et que nous avons moins d’assurance dans nos formulations de la foi, ce qu’elle appelle, avec Jean de la Croix, les « nuits des sens et de l’esprit », nous avons l’impression que Dieu nous abandonne, voire que nous perdons la foi. Nous n’avons plus de manifestations sensibles pour nous rassurer et plus de certitudes apaisantes. Thérèse affirme cependant que Dieu continue son action en nous. 
Nous nous en apercevons grâce à ce qu’elle appelle les « visions intellectuelles ». Curieuse dénomination puisqu’il n’y a justement rien à voir et que notre intelligence est plutôt dépassée. C’est une façon de dire que Dieu continue à agir en nous, que sa puissance créatrice est à l’œuvre quoique sans faire de remous que nous pourrions ressentir. Ce n’est qu’ensuite, quand nous reprenons notre parcours, que nous nous rendons compte de nos évolutions, sans toujours être capable d’en déterminer les causes. Cela ne peut se faire, bien entendu, qu’à l’intérieur d’une démarche de foi qui attribuera à notre rapport à Dieu des transformations qui peuvent avoir, en même temps, bien d’autres origines. La foi reste la seule manière de privilégier librement une hypothèse parmi d’autres.
 
Au terme de ce développement, pouvons-nous dire que nous avons éliminé les critiques athées ? Ce n’était pas le but recherché et, il faut bien le reconnaître, nos démonstrations ne convaincront probablement personne parmi les « négligents » et les « ignorants » qui considèrent que ces questions sont secondaires. Ils ne déstabiliseront pas davantage les athées. Profondément ancrés dans leurs certitudes, ils n’ont que suspicions devant les tentatives des croyants de mettre de la raison dans leurs pratiques. Au mieux, les chrétiens troublés dans leur foi y trouveront quelques encouragements.
Ces derniers cependant n’échapperont pas à leurs contradictions, pris qu’ils sont entre les discours des Églises qui ont largement rejoint les chemins de la religion et leurs propres difficultés à évoluer dans leurs conceptions de Dieu. On répète dans toutes les prières qu’il est le « Tout Puissant » et on s’adresse à lui essentiellement pour lui faire des demandes alors qu’il faudrait peut-être se contenter de lui exprimer notre amour et notre reconnaissance devant la vie qui nous vient de lui, tout en vivant à la fois de la proximité qu’il a instaurée avec nous et de la distance qui continue à nous séparer de lui. 
Comment ne plus le rejeter dans un ciel séparé de notre terre, en compagnie des anges, de tous les saints et de ceux qui nous ont quittés pour le rejoindre ? Comment combler ce fossé qui sépare notre monde en deux ? Vivre l’interpénétration du monde des vivants et de celui des morts, entre l’humain et le divin sans dévaloriser notre monde puisqu’il est habité par la puissance créatrice de Dieu, dépasser la distinction entre l’âme et le corps, renouer avec une nature vivante… tout cela n’est pas une pratique aisée pour des croyants marqués par des siècles de dualisme.
Les chrétiens ont du mal à trouver leur voie, tellement ils sont pris en tenaille entre une religion qui a du mal à se libérer de la magie et une culture profondément marquée par le scientisme, qui amène à rejeter tout ce qui n’est pas scientifiquement démontré. Inversement, ils ont parfois des difficultés à faire le lien entre leur foi et le lien avec la nature qui prend de plus en plus de place à côté de notre société technicienne. 
Ces tendances actuelles nous aident, pourtant, à donner de l’importance à ce qui est en dehors de la science, à croire qu’il y a une dimension du réel qui lui échappe et qui ne manque pas d’intérêt. Nous ne sommes pas aussi isolés que nous le pensons. Nous rejoignons la revendication des poètes, des artistes, des amoureux, des philosophes… qui prétendent, à leur manière, que leurs approches touchent à quelque chose d’essentiel de l’existence. On assiste également à un certain retour de l’animisme, cette tendance à considérer que notre monde est habité par des forces avec lesquelles il est possible d’entrer en relation, en résonance pour parler comme Hartmut Rosa. Même un athée revendiqué comme Comte-Sponville fait part, après bien d’autres, d’une expérience de sentiment océanique : la sensation de se sentir en communion avec la nature par-delà la raison pure. 
On retrouve donc actuellement, à nouveau, l’envie d’échapper à l’assèchement de la raison mathématique et technicienne afin d’accéder à des dimensions de l’existence donnant plus de place à l’affectif, à la sensibilité, à l’imaginaire, à la spiritualité… pour communier plus étroitement au réel dans la totalité de ses apparitions. Cette conception, qui prend sa source dans les débuts de l’humanité, n’avait jamais totalement disparue et c’est dans cette quête de plénitude que la relation au divin a toute sa place, sans doute même que la remise en lumière de ces aspects du réel est le symptôme d’un manque de spiritualité ressenti de plus en plus fortement comme une mutilation de l’homme.
Une fois de plus, il faut bien reconnaître que la dimension divine de l’existence ne s’impose pas pour autant. Elle reste une éventualité, un choix qui, sans être totalement absurde, ne passera jamais pour une évidence. L’ouverture à d’autres dimensions du réel est cependant un progrès non négligeable puisqu’elle fait passer la foi d’une position contraire à la raison et donc à la limite de la stupidité, à une opinion qui a tout à fait sa place dans une conception globale de notre monde et de la manière dont il est possible de se comporter avec lui. Pour reprendre l’équivalence proposée par Spinoza entre Dieu et la nature, il n’est pas plus déraisonnable de prier un Dieu personnel que de diviniser la nature en la parant de toutes les caractéristiques de la divinité. Ceci dit, il s’agit toujours d’un choix entre l’athéisme et la foi. Il y a un pas à faire qui ne repose sur aucune évidence absolue.
 
En hommage à Ernst Bloch qui écrivait dans L’Athéisme dans le christianisme : « seul un athée peut être un bon chrétien et seul un chrétien peut être un bon athée ».