Je suis

Présent, YHWH, « Ehyeh asher Ehyeh »

Par ces quelques lignes je ne cherche pas à affirmer une parole définitive mais plutôt à partager l’état de ma recherche qui est encore en mouvement. À vous de poursuivre en allant dans le même sens ou pas.

Tout est parti de YHWH, ce qu’on appelle le tétragramme (4 lettres) sacré. Il désigne Dieu. Les juifs et un certain nombre de chrétiens, beaucoup de catholiques depuis 2001, ne le prononcent pas par respect. Il est remplacé par d’autres mots, souvent « le Seigneur ». On dit parfois encore Yahvé dans nos milieux. 

La révélation à Moïse

Le tétragramme dérive de la révélation faite à Moïse en Exode 3, 14 « Ehyeh asher Ehyeh » selon l’hébreu. C’est de cette manière que Dieu répond à la question de Moïse qui lui demande son nom. Les traductions de cette formule passent par un grand nombre d’interprétations. Certaines s’apparentent à un refus de se nommer : « je suis ce que je suis », « je suis qui je suis », tu ne peux pas comprendre… Ce refus de Dieu s’expliquerait par le fait que connaître le nom de quelqu’un équivaut à avoir prise sur lui. Dans une mentalité magique, c’est une manière de posséder quelqu’un afin de le manipuler à sa guise. Dieu se dégage de ce danger en refusant de préciser quel est son nom.

« Je suis celui qui est »

Une autre traduction risque de nous éloigner du sens premier de l’Exode surtout quand elle passe par le grec : « je suis celui qui est », « ??? ???? ? ?? ». 

Le danger est de nous faire passer d’une pensée juive au monde grec. En effet, à la suite de Platon, la perfection ne se conçoit que dans l’immobilité. Dès que quelque chose se transforme, qu’il passe d’un état à un autre, c’est le signe qu’il n’est pas parfait. Ce qui est parfait n’a pas besoin de se modifier puisqu’il a déjà en lui toutes les perfections. Dieu étant réputé parfait, il ne peut donc pas y avoir de changement en lui, il est dans l’immobilité de sa perfection, dans un présent éternel que l’on ne peut que contempler et adorer.

Il n’y a certes aucun problème à considérer Dieu de cette manière. Cette conception a profondément marqué notre spiritualité et nous avons même du mal à imaginer du mouvement en Dieu. Pour illustrer cette manière de voir Dieu, il suffit de se rapporter aux icônes grecques : on peut lire dans l’auréole qui entoure la tête du Christ : ? ?? « celui qui est ». C’est la deuxième partie de la formule qui est ainsi reprise insistant sur le présent éternel dans lequel le Christ est pris à l’image du Père. C’est aussi une des tendances que l’on retrouve aujourd’hui chez les croyants.

« JE SUIS »

Dans la même ligne, bien que dans un sens différent, les traductions liturgiques actuelles de saint Jean pour marquer que Jésus quand il dit « Je suis », fait référence à la révélation à Moïse et affirme par là sa divinité, emploient les majuscules : « JE SUIS ». Les évangélistes écrivent en grec. Cependant, Jean ne reprend pas la formule entière « ??? ???? ? ?? » « je suis celui qui est », il se contente du début de la formule ??? ???? : « je suis ». Il semble éviter par là le présent éternel et reste dans une perspective biblique.

Un Dieu en mouvement

En effet et contrairement à la mentalité grecque, le Dieu de la Bible est un Dieu en mouvement qui se révèle dans une histoire : « Dieu dit encore à Moïse : « tu parleras ainsi aux fils d’Israël : « Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est LE SEIGNEUR, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob » (Exode 3, 15). Dieu se révèle dans sa proximité avec des hommes particuliers qui témoignent de leur rencontre avec lui. Il est attentif à son peuple, le guide ou le punit, il n’est pas enfermé dans une perfection immuable. Il s’investit dans notre histoire. Il n’est pas Créateur uniquement dans les premiers jours mais en permanence, intervenant par sa grâce dans le quotidien de nos existences et dans le déroulement de ce qui fait le monde.

Bien plus, en son Fils Jésus, il devient notre semblable et donne sa chair et son sang en nourriture pour soutenir notre marche. Nous sommes bien loin d’un Dieu immobile dans sa perfection.

« Je suis qui je serai »

C’est parce qu’elle prend en compte cette conception de Dieu, qu’une traduction différente, celle de la TOB en particulier, est digne d’intérêt : « Je suis qui je serai » ou « Je serai qui je serai ». Elle rend mieux le mouvement de Dieu qui se révèle progressivement dans une histoire où il s’engage aux côtés de son peuple. Elle s’éloigne de la vision grecque, plus platonicienne que biblique, et se rapproche de ce qu’on trouve, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament où Dieu dit progressivement qui il est, dans une histoire, jusqu’à la révélation complète pour nous en Jésus Christ.

Si j’ai dit qu’en hébreux le présent n’existe pas c’est que, dans cette mentalité, l’être de quelqu’un, y compris celui de Dieu, est conçu en référence à son action. Tant qu’il n’est pas mort, tant que son action se déroule, il est dans l’inaccompli puisqu’il est encore en devenir, il n’est pas définit par un présent. Il n’y a que quand l’action est parvenue à son terme que l’on peut parler d’accomplissement, jusque-là il peut progresser. La création de Dieu n’étant pas achevée, son identité n’est pas refermée sur elle-même. La formule biblique par laquelle Dieu se désigne « Ehyeh asher Ehyeh » est un inaccompli et s’éloigne donc de la formulation grecque « ??? ???? ? ?? ». Elle est mieux rendue par le futur. Dieu ne se dit pas « parfait » mais « en train de se faire » en train de réaliser ce qu’il est en se révélant à nous dans la même dynamique…

Pour appuyer ces conclusions je m’appuie sur la réflexion suivante dont le sens me dépasse grandement mais qui vient conforter d’autres réflexions que j’ai croisées par ailleurs.

« Un de mes amis bibliste Michel Garat, a consulté Marie Françoise MAREIN, qui enseigne l’hébreu après avoir enseigné le grec à la fac de Pau. Voici sa réponse. C’est une réponse linguistique. En amont de la réflexion que l’on peut faire par la suite sur le présent. » 

« …   à cette délicate question de l’aspect et du temps… C’est un peu bateau de le dire, mais tout commence là : l’expression du temps, quelle que soit la langue, a deux pôles, l’action et sa modalité, ie la manière dont l’action est accomplie, autrement dit le temps et l’aspect. Telle langue insistera davantage sur le temps de l’action, telle autre sur la manière dont l’action est perçue, c’est entre ces deux pôles que se tient la tension et ce sont sur ces deux pôles qu’il ne faut pas projeter trop rapidement notre schéma présent/passé/futur pour voir comment la langue fonctionne ailleurs. 

L’aspect définit l’acte non par référence au moment où se situe l’acte de parole, mais par rapport à l’action elle-même : ce qui compte alors, c’est de savoir si l’action est sur le point de s’accomplir, est à son début, est en cours d’accomplissementse termine, est définitivement terminée. C’est pour cela qu’au début en hébreu on ne marquait pas le temps mais la manière dont l’action était accomplie : l’accompli était un ponctuel (du passé comme du futur) et l’inaccompli était un duratif (du passé comme du futur)

Par la force de l’habitude, et comme nous en français nous voyons tout sous le prisme de la chronologie, nous sommes tentés de voir dans l’accompli et l’inaccompli deux temps, mais c’est une simplification à la limite fausse. L’hébreu repose sur une opposition de type : accompli / inaccompli ou « parfait », ie fini (ponctuel) / « en train de se faire » (duratif). 

Ces deux aspects sont démultipliés par l’emploi du waw conversif qui transforme le duratif en ponctuel et le ponctuel en duratif d’où nous avons 2 accomplis, 2 inaccomplis : 

1 accompli ponctuel
1 accompli – duratif (avec le waw inversif)
1 inaccompli duratif
1 inaccompli – ponctuel (avec le waw inversif)

C’est cet inaccompli ponctuel (avec waw inversif) qui est le temps du récit, et de loin le plus employé « il y eut ceci », puis « il y eut cela… » et le si fréquent « il dit » est un inaccompli converti = ponctuel, ce que l’on traduit par le passé simple en français = ponctuel du passé). En français nous avons conservé une distinction entre le passé ponctuel (passé simple) et le passé duratif (imparfait).

Aucune place dans cette perceptions des actions selon leur modalité pour l’espace du présent de l’énonciation, donc effectivement ce temps n’existe pas en hébreu mais il vient bien un moment où l’on a besoin d’exprimer le moment où le passé arrive jusqu’au moment de l’énonciation (= le parfait en grec, ??????? « il est mort » résultat dans le présent d’une action passée) ou le moment où l’on commence à se projeter dans le futur (ex j’ai 20 ans dans 8 jours : quelle est la valeur de ce présent en français sinon celle d’un futur proche). 

En hébreu, comme tu l’analyses impeccablement bien, il n’y avait rien pour saisir au vol ce moment, d’où beaucoup de phrases nominales, le verbe (surtout être) ne s’imposant jamais puisque la marque de l’état faisait partie du sens dans le non-dit. Et quand il fallait l’exprimer, voilà le participe ! Il joue tous les rôles, de nom, de verbe, donc il se décline, il s’accorde, il a même différentes voix, comme le dit fort joliment Jouön, c’est « un succédané du yiqtol »  « il représente l’action d’une manière qui ressemble à un état, à savoir sous l’aspect duratif  » (§121) (j’adore la linguistique ainsi exprimée !). Et c’est là que nous retrouvons la valeur d’un état dans la sphère du présent, et c’est pour cela qu’on le trouve souvent avec ?????? présentatif qui met bien l’action sous les yeux, c’est bien ainsi que je t’imagine « toi mangeant », ce que l’anglais rendrait par la forme progressive, qui souligne l’action dans son déroulement, « eating »…  

J’ai mis ceci en forme juste pour te répondre, et tu peux penser qu’en cours je n’explique pas tout ça, je les aurais fait fuir depuis longtemps… donc si tu m’as lue jusqu’au bout, merci beaucoup, et si tu penses que je pédale à côté de mes pompes linguistiques, merci aussi de me remettre dans le bon chemin car on ne peut vraiment pas compter sur Jouön pour travailler la question du temps et de l’aspect, questions qui commençaient à peine à se poser dans ces années 30… »