Aimer

Je suis d’une religion qui parle beaucoup d’amour, amour de Dieu, amour du prochain…

Beaucoup de mes collègues ont souvent ce mot à la bouche, comme si nous étions des spécialistes de la question ! Cependant, j’en viens à me demander, même si cela peut paraître étrange, ce qu’il y a derrière ce mot d’aimer ? Il y a tellement de manières d’aborder le sujet ! Certains jugent de leur amour (et souvent de leur foi) à partir des émotions qu’ils éprouvent, de l’accélération de leur rythme cardiaque, de leurs frissons, de leurs poils qui se hérissent, de l’impression qu’ils ont d’être fusionnels… et ils pensent ne plus aimer quand ces manifestations s’espacent ! Qu’est-ce donc que l’amour ?

Des expériences

On ne peut guère en parler sans prendre appui sur des expériences personnelles qui sont l’écho direct d’un certain nombre de nos rencontres. C’est pour cela qu’il est impossible de faire un exposé exhaustif de ce sujet tant la question comporte de multiples facettes. Je m’appuierai donc ici sur mon vécu avec ses limites et ses richesses. À chacun de poursuivre en s’interrogeant sur les manières dont il vit de l’amour.

Des jeunes couples

Bien que cela ne rende pas mon avis obligatoirement pertinent, il est vrai que j’ai rencontré quelques centaines de jeunes couples pour les accompagner dans leur préparation au mariage. C’est une période intéressante de leur vie. Pour la plupart, ils ont alors dépassé la fascination de leurs premiers émois amoureux même si ces émotions sont appelées à refaire surface tout au long de leur vie, heureusement pour eux ! Toujours est-il que ces moments privilégiés deviennent de simples signes d’un amour qui se construit prioritairement par ailleurs. Ces couples, dans ces moments où ils décident de s’engager, ne sont plus guère dans les visions de l’amour romantique ou passionnel tel que les présentent tant de films, de romans, de chansons, de discours… d’autant que ceux-là même qui diffusent ces images, proclament à l’envie que l’amour dont ils parlent ne peut pas durer plus de quelques mois ou de quelques années, ce qui est une évidence ! Mais est-ce que les rapports passionnels sont vraiment le dernier mot de l’amour ? 

J’ai même entendu dire que c’est quand on cesse d’être amoureux que l’on commence à aimer… C’est en tout cas à ce moment de bascule que se situe la majorité de ces couples qui ont décidé de se marier après souvent des années de vie commune et parfois quelques enfants : ils ont, alors, perdu beaucoup de leurs illusions (pas toutes par bonheur !) et les quelques images idéalisées qui leur restent cèdent progressivement le pas à des projets plus concrets. Ils se demandent surtout comment faire en sorte de bâtir sur le long terme pour faire mentir les prophètes de malheur et ne pas être comme tant de couples qui se déchirent autour d’eux.

Le degré de réalisme de ceux qui se préparent au mariage désormais m’a souvent impressionné et cela rend les échanges avec eux d’un intérêt particulier. Les années de cohabitation, au cours desquelles ils ont eu à vivre des expériences diverses et parfois chaotiques, y sont pour beaucoup et le fait d’être parents les amène à une réelle maturité.

Des vieux couples

Je garde cependant une tendresse particulière pour ceux qui ont mis à l’épreuve depuis plusieurs dizaines d’années un engagement plus ancien. Ce qu’ils vivent est manifestement de l’amour mais s’écarte encore davantage de celui que présentent la plupart des romans, des chansons ou des films. Pour se persuader qu’ils sont encore dans l’amour, il faut dépasser les premières impressions qui risquent de focaliser les témoins sur leurs agaceries quotidiennes, sur les critiques acerbes qu’ils s’adressent volontiers, sur les ressentiments qu’ils expriment après tant d’années passées ensemble avec d’autant moins de retenue qu’ils ne jugent pas obligatoirement nécessaire de multiplier les précautions.

Ils sont de moins en moins nombreux ceux qui tiennent par convention sociale, Il est tellement facile de se séparer de nos jours… Leur attachement réciproque est profondément ancré malgré l’importance des remous de surface. Il est vécu comme une évidence, pas toujours facile à exprimer mais qui, pour beaucoup, semble aller de soi. Ces couples auraient du mal à imaginer comment ils pourraient vivre autrement après les nombreux épisodes qu’ils ont traversés à deux : moments difficiles ou joyeux, tensions extrêmes appelant le pardon ou périodes plus paisibles, infidélités qui les ont menés au bord de la rupture et apaisement… ils en arrivent à la conclusion, sans se le dire toujours, qu’ils ont fait les bons choix et qu’ils ne trouveraient pas mieux ailleurs.

Ils ont fait l’expérience de leurs fragilités, ont été traversés par le doute mais ils ont compris que les alternatives qui se sont présentées à eux ne leur auraient apporté rien de foncièrement meilleur sur le long terme, surtout quand ils regardent comment certains évoluent autour d’eux. Ils tiennent ensemble parce qu’ils ont choisi de tenir et qu’ils renouvellent ce choix jour après jour.

Cependant, des efforts de volonté pas plus qu’une décision mûrement réfléchie ne suffisent pour maintenir un amour vivant. Il est fréquent d’être témoins, chez ces couples blanchis sous le harnais, de marques d’une tendresse fondamentale qui se manifeste par de petits gestes, des paroles d’affection, une constance dans l’attention qu’ils se portent, une solidarité qui les unit et qui leur permet de faire front face à l’adversité, une capacité à se pardonner. Portés par leur histoire commune, ils fonctionnent en couple et pas simplement comme deux individualités mises côte à côte.

À voir la tendresse qui continue à unir tant de vieux couples (et qu’ont vécue mes parents), j’en viens à croire que vivre ainsi dans la durée reste un projet raisonnable à condition d’accepter de perdre la plupart de ses rêves d’un amour romantique. Je ne trouve pas que ceux qui papillonnent dans leurs amours parviennent à un degré supérieur de bonheur ; ils sont toujours en train de repartir à zéro dans une quête sans fin qui les épuise. Beaucoup finissent d’ailleurs par se stabiliser quand ils se lassent des expériences sans lendemain et parviennent à un certain équilibre. Une fois acquise la conviction qu’il n’existe pas de partenaire idéal, lorsqu’on a fait le deuil de ses fantasmes, on devient capable d’entamer une relation réaliste et durable avec une personne imparfaite mais réelle, on parvient à la conviction que là est la meilleure manière de s’épanouir au-delà de ses rêves.

Et en dehors du couple ?

La rencontre avec ces couples me renvoie régulièrement à ma propre façon de vivre l’amour. Comment aimer quand on est seul ? C’est impossible mais est-on jamais vraiment seul ! Comment, que l’on soit seul ou en couple, répondre à l’injonction du Lévitique (19,18), reprise par Jésus : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? Comment juger de la qualité de notre amour par-delà les émotions ressenties ? Questionnements sans fin !

Pour ce qui me concerne, il y a longtemps que je n’ai pas été amoureux et je me retrouve sans partenaire et sans enfants. Je ne suis pas le seul dans ce cas et je ne me sens pas spécialement malheureux ; il y a même des couples qui me disent que j’ai de la chance ! Le risque est réel cependant de se construire un petit monde étriqué et de s’y réfugier en oubliant le Lévitique.

Je suis en manque de tendresse je dois bien le reconnaître. Je n’ai pas envie, pour autant, de chercher des satisfactions passagères dans des relations qui ne me combleraient pas vraiment. Je n’en suis pas non plus au point de prendre un chat ou un chien pour compenser ma solitude !

J’ai fini par réaliser, quoi qu’il en soit, que, si je me retrouve avec un stock important d’affection à gérer et à dépenser au mieux, il y a bien des couples qui ont aussi un surplus de tendresse à partager ; la famille n’est pas le tout. Il y a bien l’amour de Dieu mais je suis le plus souvent dans la nuit et mon imaginaire est sans doute insuffisant pour que cet amour me comble affectivement…

Pour y voir un peu plus clair il me pense utile d’approfondir la parole du Lévitique reprise par Jésus.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même »

Il est éclairant de se pencher sur ce « comme toi-même » dans la mesure où il fait sortir l’amour du prochain du rêve mortifère d’un don total de soi qui ne tiendrait pas compte de la réalisation de celui qui aime. L’équilibre proposé est sain.

Moi-même

Il est essentiel, bien entendu, que ce « moi-même », sans nous enfermer dans une priorité égoïste, soit le préalable à une ouverture sur les autres qui ne fasse pas l’impasse sur notre besoin d’exister par nous-mêmes. Si je ne veux pas disparaître et si je veux aimer sainement, il faut que je commence par m’aimer vraiment en reconnaissant ma valeur. Le don total à celui que l’on aime, que l’on rencontre dans certains discours pieux, est une dangereuse utopie s’il nie la nécessité de s’accomplir aussi dans le don de soi afin de parvenir à un niveau supérieur de l’existence, même pour Jésus qui se donne totalement pour communier à l’amour du Père. 

Pris entre la volonté de m’affirmer et la conscience de mes limites, la question se pose alors avec insistance : qui suis-je ? qu’est-ce que je vaux ? est-ce que je dois disparaître pour aimer ? est-ce que je peux exister seul ? Comme antidote au rêve du ton total, le « comme toi-même » pourrait bien être, avant tout, une protection contre la tentation du dénigrement de ce que je suis parce qu’il maintient l’importance de la relation : je n’existe jamais seul.

Y compris dans la foi, l’amour ne saurait conduire à la négation de soi : j’ai du prix. C’est ce que dit le psalmiste dont il m’arrive (pas souvent !) de partager l’enthousiasme : « Je reconnais devant toi le prodige, l’être étonnant que je suis : étonnantes sont tes œuvres toute mon âme le sait. » (Psaume 138, 14) Saint Jean de la Croix lui-même, dont on vante souvent à tort le désir de s’abaisser écrit : « Et toi, qu’attends-tu, puisque dès maintenant tu peux aimer Dieu dans ton cœur ? Les cieux sont à moi et la terre est à moi. À moi les nations, à moi les justes et à moi les pécheurs. Les anges sont à moi et la Mère de Dieu est à moi. Tout est à moi. Dieu est à moi et pour moi, puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi (cf. 1 Co 3, 22-23).

Après cela, que demandes-tu et que cherches-tu, mon âme ? Tout est à toi et en­tièrement pour toi. Sois fière et ne t’arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Sors et glorifie-toi de ta gloire. Réjouis-toi et tu obtiendras ce que ton cœur de­mande (Ps 36, 4). » Les Écrits spirituels p 273. 

Quel souffle ! Quelle formidable revendication de vie ! Aucun dénigrement de soi dans ce passage, bien au contraire l’expression d’une immense fierté devant la dignité et la grandeur de notre personne. Ce n’est que dans cette mesure que nous pouvons aimer vraiment, en refusant tout misérabilisme.

Saint Jean de la Croix, on l’aura compris, est loin de sombrer dans l’orgueil. Il ne prétend pas être à l’origine des richesses qui l’habitent. Il reconnaît au contraire qu’elles viennent de son appartenance à la nature et de sa communion avec elle ; il sait qu’elles sont le fruit de son implication dans le monde des hommes avec ses bons et ses mauvais côtés ; en tant que croyant, il donne enfin toute sa place à sa participation au monde du divin : la Vierge, les anges, le Père, le Fils… c’est de là aussi que lui vient l’audace de penser qu’il est un prodige ! Il est tout à la fois fils de la terre, fils de l’homme et fils de Dieu et c’est de cela que vient sa grandeur.

Nous sommes loin, ainsi, de l’orgueil démesuré, prométhéen, qui amène certains à l’illusion de croire qu’ils tiennent par eux-mêmes. Nous existons seulement parce que nous sommes en relation et c’est la multitude des réseaux dans lesquels nous sommes pris qui explique la richesse que nous sommes en droit de revendiquer et d’aimer.

Par-dessus tout, notre lien avec Dieu, d’où découle tout le reste, est la principale justification de la fierté qui nous fait croire que nous sommes un prodige, un être étonnant ! Sans lui nous ne serions pas, grâce à lui nous pouvons revendiquer la richesse inouïe dont nous sommes à la tête. 

Si, dans les bons moments, je suis capable de m’en convaincre, c’est qu’alors je parviens à une confiance suffisante en ce Dieu proche, qui est la source de ma vie, qui me crée au jour le jour. Je m’aime alors dans cet amour qui m’habite, m’anime et me dépasse, je m’aime parce que je suis aimé ce qui me fait dire que je suis plus grand que ce que j’ose croire. Un tel amour fait craquer mes limites et m’aide à aimer à mon tour au-delà des remous de mon affectivité. 

Ainsi, le « moi-même » n’est jamais vécu dans la solitude d’une individualité qui se poserait face au reste du monde, elle est en relation dès sa racine, elle entre dès l’origine dans un dynamisme (trinitaire ?) qui en fait une réalité vivante et changeante. Bien loin d’être en possession d’une nature prédéterminée qu’il s’agirait simplement d’assumer et de faire germer, mon moi est en constante construction, façonné de l’intérieur et de l’extérieur, plein de potentialités qui ne demandent qu’à se réaliser si je veux bien leur faire de la place.

Cette voie est ouverte à tous les croyants et permet d’éviter la stupidité et l’étroitesse de l’orgueil tout en revendiquant la grandeur dont je suis l’héritier ou plutôt le fruit. Cependant, et cela pour tous, même pour ceux qui mettent Dieu entre parenthèses, on aura compris que les origines du moi de chacun sont multiples. Il se construit tout au long de nos vies grâce à la richesse et à la diversité de nos relations humaines, naturelles et pas seulement divines.

Un soi élargi

Nous avons en effet besoin de beaucoup de relais pour comprendre d’où nous venons, ce que nous sommes et ce que nous devenons. Seule une vision extraordinairement étroite pourrait nous conduire à affirmer que nous sommes autosuffisants, que c’est par nos propres forces que nous nous construisons nous-mêmes alors que nous sommes modelés par la multitude de nos relations. Il est vrai qu’il ne faut pas entendre par là que nous serions la simple résultante de nos interactions. Les éléments que nous recevons des influences venant de notre milieu sont les briques à partir desquelles nous avons à construire notre identité personnelle, tel est le rôle que nous avons à jouer. Mais un soi tout seul, préexistant, est une dangereuse abstraction, nous l’’élargissons, au contraire, au gré de nos rencontres et des relations pérennes que nous mettons en place.

Ainsi, les couples s’appuient sur l’amour réciproque qui agrandit progressivement leur individualité tout en s’aventurant dans la gestion d’autres liens. Leur domaine prend aussi davantage d’ampleur avec leurs enfants. Si la famille ne les enferme pas dans des limites étriquées, elle leur sert de tremplin pour un amour à élargir sans cesse. 

De fait, plus l’histoire commune des membres d’un couple est longue et plus il est réducteur de les prendre en compte chacun séparément. S’ils gardent leur individualité, leurs ressemblances sont telles que l’on ne peut pas facilement les ignorer quand on les rencontre. Il arrive qu’ils se séparent mais s’il y a eu un véritable amour, c’est alors une part d’eux-mêmes qu’ils perdent. La plupart finiront par se reconstruire mais différemment, comme le lézard qui, après avoir perdu sa queue, en reforme une nouvelle, différente, souvent plus petite. On ne se sépare pas sans dommage d’une partie de soi.

C’est pour cela que je ne pense pas qu’il soit pertinent de ranger les couples et leur famille dans la catégorie de « prochain » pour en revenir au Lévitique. Ils forment plutôt un milieu dans lequel ils baignent, un refuge accueillant dans les difficultés. Chacun trouve dans l’autre une extension de lui-même plus qu’une entité vraiment à part. 

La Bible illustre dans ce sens et à plusieurs reprises la relation dans les couples. Dès Genèse 2, 23, Adam s’écrie en découvrant sa femme : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera femme – Ishsha –, elle qui fut tirée de l’homme – Ish. » Saint Paul reprend à son tour l’image de la Genèse : « Les maris doivent aimer leur femme : comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime soi-même. » (Eph. 5, 28) Jésus enfin poursuit dans la même direction : « À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. » (Marc 10, 7-8)

Un seul corps, les os de mes os, une même chair, ces images sembleront peut-être exagérées dans notre monde où chacun cherche à avoir son existence propre et à garder son indépendance en refusant la fusion mais cela dit quelque chose d’un couple dans lequel chaque partenaire trouve un appui chez l’autre et ne peut exister seul sans renier une part de lui-même. 

Certes, de même qu’avec Dieu, il est rarement facile de gérer ses rapports avec les plus intimes. Les tensions sont souvent d’autant plus fortes que les liens sont étroits et qu’on cherche moins à modérer ses réactions spontanées. Mais la base reste : une solidarité qui reprend vite le dessus quand la crise est dépassée ou quand se présente un danger à affronter en commun. Très souvent, une rupture définitive entrainerait trop de conséquences pour qu’on puisse l’imaginer aisément. En ce sens, le conjoint n’est pas un « prochain » comme les autres, il est trop impliqué charnellement avec son autre pour ne pas avoir droit à un traitement particulier. Autant l’altérité est fortement reconnue, autant l’unité vécue fait de son partenaire une partie de soi-même, un peu de sa chair qu’il est important d’aimer pour poursuivre sa vie dans le monde et parce que sa perte aurait trop de conséquences négatives.

Les enfants, pour ceux qui en ont, sont aussi perçus comme un élargissement de soi. Ils sont même souvent, davantage qu’un conjoint, considérés par les parents comme « la chair de leur chair ». Ils ne sont jamais seulement des proches, ils font partie, au plus haut point, de la cellule fondamentale que voudrait constituer la famille. Certes, ils s’en éloignent progressivement pour vivre leur existence propre, ils cultivent leur altérité sans toutefois se détacher totalement de leur origine, même en cas de rupture.

Entre frère et sœur existe également une proximité qui dépasse la simple cohabitation. Elle n’est pas toujours vécue d’une manière sensible mais reste sous-jacente en permanence, prête à ressurgir à des moments cruciaux. Pour moi c’est en accompagnant mon frère dans sa mort que j’ai réalisé pleinement combien nous étions liés charnellement…

La dernière extension de notre moi est à chercher du côté des amis, surtout ceux qui font partie du premier cercle. Il y en a qui sont plus ou moins proches, plus ou moins anciens mais certains s’imposent d’évidence, comme des prolongements de nous-même. Avec eux, il est moins nécessaire de composer parce que le degré d’intimité atteint est trop grand, parce que l’histoire qui nous unit est trop forte pour pouvoir être mise de côté. Nous sommes devenus trop proches pour que nos ressemblances acquises puissent être ignorées. Il est difficile alors de se cacher derrière des rôles de composition : nous sommes avec eux en vérité parce que nous avons partagé des pans entiers de notre histoire.

De ce fait, les relations avec eux ne sont pas sans nuages parce qu’elles sont plus directes qu’avec des étrangers. Mais, comme dans les vieux couples, la fidélité finit par prendre le dessus et on va sans trop de problèmes au-delà des frictions inévitables. Comme entre frères, ce qui nous soude est tellement fondamental qu’il ne semble pas possible de le remettre radicalement en question. Nos amis les plus proches font partie de nous-mêmes, charnellement, et leur perte, si elle arrive malgré tout, est une véritable mutilation.

Pour conclure sur ce point, il me semble que l’on ne peut pas se penser sérieusement sans prendre en compte cet environnement immédiat qui élargit mon moi, qu’il soit naturel ou le fruit de mon histoire. Cette extension est la conséquence de choix faits à un moment donné mais qui ont tellement eu de conséquences dans le concret de ma vie qu’ils sont devenus une partie de moi-même. Ils sont désormais ma chair, celle que je dois aimer si je veux continuer à m’ouvrir à mon prochain puisque c’est par eux que je me suis construit, celle qui me représente aux yeux de ceux qui m’entourent, celle qui me survivra dans la vie éternelle.

Aimer son prochain

Cependant, la parole du Lévitique reprise par Jésus ne nous limite pas à ce cercle restreint, elle invite à dépasser le niveau précédent que l’on considèrera comme une manière d’aimer naturelle. C’est pour cela qu’à la question du docteur de la loi qui demande : « Qui est mon prochain ? », Jésus répond par la parabole du bon Samaritain (Luc 10, 25-37). Or, dans cette histoire, le prochain est un inconnu, un étranger, il appartient à un autre peuple, une autre religion, c’est un simple blessé rencontré par hasard au bord de la route. Il n’y a aucune proximité préalable entre le Samaritain qui appelle à l’empathie et l’homme de passage. Le prochain que Jésus met en scène n’est pas quelqu’un qui nous ressemble, avec qui nous avons quelque chose en commun, qui pourrait nous servir d’une certaine façon mais celui dont on se fait proche simplement parce qu’il est notre frère en humanité et qu’il a besoin de nous.

On le voit, l’amour du prochain selon Jésus n’a pas grand-chose à voir avec les élans du cœur ou avec l’affectivité ; il n’est pas indispensable d’éprouver de l’affection pour ceux à qui on porte secours par amour. Si ce n’est pas inutile et si même il m’est permis de tirer une certaine fierté de mes actes, ce n’est pas à partir de cela que l’on jugera de la réalité de l’amour que je mets en œuvre. Ce qui importe avant tout ce sont les actes concrets que ma bonne intention me conduit à poser. L’émotion est parfois un levier utile quand elle nous donne le courage de passer à l’action mais elle peut aussi ne provoquer que des larmes stériles sans profit pour ceux qui sont en souffrance ou me faire passer à côté des besoins réels de l’autre si je cherche surtout à satisfaire mon ego. L’amour ne se juge pas au degré d’affectivité qui l’accompagne mais à la réalité de l’aide apportée, d’autant plus efficace si elle est organisée et n’est pas un assistanat ou un simple mouvement de charité passager.

Car il n’est pas toujours aisé de déterminer exactement ce dont l’autre a besoin, d’autant plus quand il s’agit d’un étranger. Le risque est de se fier à ses propres émotions, de se satisfaire en proposant des solutions immédiates qui ne répondent pas adéquatement à la situation de celui que l’on cherche à aider. De plus, des actes isolés risquent de se révéler inefficaces. La bonne volonté et l’empathie ne suffisent pas toujours à solutionner les problèmes, en particulier quand ils ont une dimension sociale.

Quoi qu’il en soit, et bien que ce ne soit qu’un point de départ, ce n’est qu’une fois assurés de notre valeur propre et fortifiés par l’amour que nous partageons avec nos proches que nous deviendrons capables de nous ouvrir à l’autre qui est dans le besoin, à celui qui est différent de nous mais qui en appelle à notre bienveillance. Surtout que celui qui ne réalise pas combien il est aimé risque de se perdre dans sa démarche qui le porte vers les autres, il peut la vivre comme une compensation de ses manques et non comme un élargissement de l’amour qui l’anime par ailleurs. Les dérives sont multiples.

Inversement, celui dont l’amour n’est centré que sur lui-même ou sur un groupe qui l’enferme dans les limites étroites d’un amour mesquin, va voir ses relations dépérir. Il n’est pas véritablement habité par l’amour.

Aimez vos ennemis

Il nous reste une dernière étape pour réaliser pleinement la dimension d’amour que Jésus attend de nous. Nous touchons à un extrême : « Mais je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue. À celui qui te prend ton manteau, ne refuse pas ta tunique. » (Luc 6, 27-29)

On a beaucoup glosé sur cette parole, jusqu’à la mettre de côté comme étant une exagération sémitique et non une invitation réaliste. Il me semble au contraire qu’elle est tout à fait fondamentale dans la proclamation évangélique parce qu’elle aborde l’amour dans la radicalité de son essence.

Il est clair, déjà, que si l’on répond constamment à la violence par une autre violence, à l’injure par une autre injure, on entre dans un cycle infernal qui n’aura pas de fin. Mieux vaut chercher les moyens de sortir de cet engrenage par des réactions non violentes tendant à désarçonner l’agressivité de l’adversaire. C’est ce à quoi Jésus nous appelle me semble-t-il, non à démissionner en se soumettant.

Brassens est bien de cet avis qui chante :

Qu’au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi

Mieux vaut attendre un peu qu’on le change en ami

Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main

Mieux vaut toujours remettre une salve à demain…

Laisser du temps pour la réconciliation, tenter de renouer le contact, essayer de comprendre les problèmes de l’autre tout en se demandant quels torts j’ai peut-être moi-même, éviter la violence physique du mieux que possible… vaut mieux que tout affrontement stérile en général quand il fait entrer dans un cycle sans fin. 

J’ai toujours, jusqu’à présent, réussi à désamorcer les violences physiques de ceux qui me menaçaient. Je n’ai jamais pris de coup à part sur des tatamis et encore j’en ai évité la plupart ! Il est souvent possible de faire entendre raison à une personne violente, ça s’apprend même. Cependant, les actes de violence viennent rarement pour nous d’un véritable ennemi. Comme nous ne sommes pas directement en guerre, il s’agit, la plupart du temps, d’un excité temporaire rencontré.

Nos véritables ennemis se manifestent autrement. Il est normal de se faire des ennemis, ils s’opposent à nous parce que nous tenons fermement à des positions qui nous semblent essentielles mais qui ne plaisent pas à tout le monde. Les mous seuls ne provoquent aucune réaction et ce n’a pas été le cas de Jésus. Aimer ses ennemis ne consiste donc pas à baisser pavillon devant eux. En dehors des affrontements sans intérêt, il est important de ne pas éviter les débats et les actes de résistance, en restant ferme si nous pensons juste de s’y investir. Aimer ses ennemis ce n’est pas se coucher devant eux ni faire face pour le plaisir mais essayer de parvenir à un accord, de faire bouger l’autre dans ses certitudes, d’évoluer soi-même quand on le juge nécessaire. Aimer son ennemi c’est tenter de lui faire reconnaître ses contradictions, de le faire bouger et refuser ce qui est inexcusable moins pour se satisfaire que pour chercher une issue juste au conflit. 

Ce sera parfois ne pas s’obstiner dans une bataille qui s’enlise, une fois que l’on a clairement affirmé sa position. Il y a des vérités non essentielles dont la défense ne mérite pas que l’on se fâche définitivement avec quiconque. La tolérance est parfois préférable à la séparation définitive à condition qu’elle ne fasse pas l’impasse sur les confrontations fructueuses. Il y a, par contre, des prises de position sur des enjeux fondamentaux pour la défense desquels il n’est pas inutile d’aller jusqu’à l’affrontement et la rupture, en attendant la prochaine opportunité… 

Sans compter que, face à un ennemi, il vaut mieux ne jamais oublier que lui aussi est habité par l’amour de Dieu et que, si je n’ai pas à accepter ses erreurs, il reste possible d’accéder à la meilleure partie de lui-même, surtout qu’il n’a peut-être pas tous les torts !

Ce n’était qu’un petit tour d’horizon des nombreuses ouvertures que propose la question de l’amour. C’est une préoccupation tellement centrale dans nos vies que nous n’aurons jamais fini d’en explorer la profondeur. L’essentiel est de ne jamais s’arrêter dans la quête. Nous ne serons jamais arrivés, jamais certains d’avoir atteint la meilleure manière de vivre de l’amour. Nous avons toujours besoin de nous remettre en cause, de repartir alors qu’on croyait arriver au port. Comme l’amour est relation j’aurai toujours à me demander comment être au mieux avec ceux que je rencontre et qui gardent une partie de leur mystère. J’aurai en permanence à tenter de faire la lumière sur mes comportements amoureux ; je reste un tel mystère pour moi-même que j’ai toujours à rectifier la justesse de mes comportements. Quant aux résistances que je rencontre de la part de mon entourage, elles sont souvent des alertes, des invitations peut-être à modifier mes manières d’être.

Est-ce que j’aime, est-ce que je suis aimé ? Il est rare de sortir totalement de ces questionnements sauf peut-être pour les vieux couples qui n’oublient pas les attentions du quotidien mais qui sont parvenus à la paix dans l’amour. Vient aussi la paix dans l’amour de Dieu quand, au-delà des questions, on parvient à se réfugier simplement dans un amour qui nous dépasse.