Autour de Dilexit nos
Corps et esprit
Nous avons tendance, assez spontanément, à parler de nous en distinguant deux éléments : le corps et l’esprit. Il s’agit d’un héritage de Platon, relayé par la philosophie néoplatonicienne, renforcée par Descartes qui n’était pas pourtant aussi radical. Selon cette vision, le corps est ce qui est la cause de nos lourdeurs, alors que notre dimension spirituelle nous tirerait vers le haut pour nous détacher de notre côté terrestre. François relativise cependant cette manière traditionnelle de comprendre Platon.
Un bon nombre de prières chrétiennes répercutent cette distinction corps/esprit en remplaçant souvent esprit par âme ce qui est encore plus regrettable. Cette identification entre l’esprit et l’âme conduit à penser, qu’alors que notre corps est voué à la corruption, notre esprit ou notre âme, ce qui est créé à l’image de Dieu, peut être sauvé. On a du mal alors à penser la résurrection de la chair à laquelle nous professons pourtant croire dans notre « Je crois en Dieu ». Voir aussi l’insistance de Jésus ressuscité pour démontrer qu’il n’est pas un pur esprit mais qu’il a un corps… ce qui n’éclaire pas pour autant le mystère de son corps glorieux.
Corps, âme, esprit
La distinction précédente n’est pas conforme à la tradition biblique qui préfère parler de l’homme comme d’un composé corps/âme/esprit. C’est cependant l’unité de l’homme qui est mise en avant et non la distinction de trois éléments que l’on aurait à unifier. Il n’y a pas, en particulier, d’un côté le corps et de l’autre l’esprit : c’est une même réalité qui se manifeste tantôt plutôt sous une forme corporelle et tantôt sous un aspect plus spirituel. Il faudrait sans doute aller encore plus loin dans la mesure où l’esprit ne désigne pas vraiment l’intelligence dans le monde biblique mais, plus concrètement, le souffle qui anime chacun de nous et qui vient de Dieu. Corps et esprit sont donc indissociables et, à partir du moment où les auteurs bibliques ont cru à la vie éternelle, c’est cet ensemble dans son entier qui est accueilli auprès de Dieu, son souffle étant totalement présent à ce moment-là.
Alors qu’en est-il de l’âme ? Ce n’est pas un troisième élément qui se rajouterait aux deux premiers qui d’ailleurs n’en font qu’un… mais ce qui exprime l’unité de la personne. Il s’agit de ne pas vivre « en surface » comme le dit François mais de chercher à faire l’unité de notre vie et de lui donner un sens. Cette tendance est assez naturelle au moins chez ceux qui font l’effort de reprendre de temps en temps ce qu’ils vivent. La plupart du temps nous communiquons moins avec notre corps ou notre esprit qu’avec ce que nous sommes en totalité. L’âme est ce qui fait l’union entre notre affectivité, nos réactions sensibles, nos attirances et nos répulsions, notre histoire personnelle et collective, notre intelligence, notre éducation, notre environnement, nos humeurs du moment, le temps qu’il fait, etc. Nous ne fonctionnons pas habituellement par morceaux mais tout d’un bloc. Reste à en prendre conscience et à le reconnaître comme le centre de notre vie, notre colonne vertébrale.
On appellera donc âme cet aspect de nous-mêmes par lequel nous fonctionnons dans l’unité. On l’aura compris, il ne s’agit pas d’un rajout, d’un don de Dieu supplémentaire qui nous distinguerait de l’animal, qui serait distinct de notre corps ou de notre intelligence. On n’ose plus parler de notre âme parce que ça fait ringard et je le regrette profondément. Il serait important au contraire, à mon sens, de réaliser ce qui nous fait tel que nous sommes, en tant qu’homme accompli, avec l’ensemble de nos facettes dont la diversité exprime les diverses manières par lesquelles nous nous manifestons, sans remettre en cause l’indivisibilité de notre nature. C’est peut-être pour cette raison que François emploie le terme de cœur plutôt que celui d’âme.
Ce serait bien triste si seul notre esprit, délivré de notre corps, avait droit au salut. Puisque nous sommes des êtres humains, que serait notre esprit sans notre corps par lequel nous apprenons tout, qui nous met en relation avec les autres et avec notre environnement ? Que serait notre corps s’il n’était pas animé par notre intelligence et par le souffle divin ? Si nous croyons à la résurrection de la chair, c’est bien à la nouvelle vie, après la mort, de cet être complexe que nous sommes dont l’unité se réalise grâce à cette dimension que nous appelons âme.
Au lieu de penser d’un côté notre corps et de l’autre notre esprit, nous ferions mieux de faire le point régulièrement sur ce que nous sommes, sur ce qui fait notre originalité parce que nous ne ressemblons à personne, sur la manière dont nous pouvons gagner en cohérence, compléter nos lacunes… Notre foi est, en particulier, le domaine par lequel s’exprime notre unité dans notre élan vers Dieu et vers les autres. Dans notre prière, nous faisons jouer tous les aspects de notre personnalité d’une manière coordonnée, des plus corporels aux plus spirituels. Notre âme est en première ligne !
D’autres mots pour désigner l’âme
Le mot d’âme est particulièrement suranné. Elle désigne cependant une sorte de tour de contrôle. Sans être un élément à part, elle fédère les divers aspects de notre personnalité pour nous permettre de nous situer dans notre monde en vérité, en fidélité avec notre être profond. Elle coordonne ce qui vient de notre passé, les réalités de notre présent, nos réactions face à ce qui se produit au gré de nos rencontres, nos projets d’avenir…
D’autres expressions sont sans doute plus modernes. On parle de personnalité, de mon « moi », de mon caractère, du « je »… toutes ces approches qui combinent le passé, l’acquis, ce que l’on construit au fil des ans, les choix que l’on fait, les projets… Le terme d’âme, bien qu’il fasse vieillot a l’avantage d’être traditionnel et de pouvoir regrouper d’une manière active un ensemble assez vaste de comportements fondamentaux. Pourquoi ne pas l’utiliser, au moins entre nous !
François, dans son encyclique, privilégie le mot de cœur même s’il ne fait guère plus moderne et s’il revient de temps en temps à l’âme. C’est d’ailleurs une constante dans ce texte : le pape reprend des termes qui semblent d’un autre temps comme « componction », « dévotion », « Sacré-Cœur », « réparation » qu’il revisite de l’intérieur en leur donnant un souffle nouveau, à condition que l’on veuille bien le suivre. L’expression de cœur reste il est vrai employée dans bien des contextes : cœur de sujet, du débat, du monde, de chauffe, de l’action…
Tout ce qui est dit du cœur est tout à fait transposable dans la notion d’âme. Par le choix de cœur, François met l’accent sur l’aspect résolument empathique qui doit régner dans nos relations tout en gardant l’idée de l’unité de la personne qui ne se découpe pas en morceaux dans son fonctionnement. En ce sens, son approche philosophique est bien actuelle. Il faut simplement bien veiller à ce que le mot ne nous fasse pas dériver vers une perspective uniquement affective. « Parler, agir, comprendre avec son cœur » comporte le risque d’en rester à l’émotion. Notre démarche, si elle se veut pleinement humaine, doit s’efforcer de maintenir l’équilibre entre le corps, l’esprit et l’âme. C’est bien ce que fait François dans sa dernière encyclique.
Dilexit nos
Des extraits
I L’importance du cœur
8. Au lieu de rechercher des satisfactions superficielles et de jouer un rôle devant les autres, il vaut mieux laisser surgir les questions décisives : qui suis-je vraiment, qu’est-ce que je cherche ?
Quel sens je veux donner à ma vie, à mes choix ou à mes actions ? Pourquoi et dans quel but suis-je dans ce monde ? Comment est-ce que je veux donner de la valeur à mon existence lorsqu’elle s’achèvera ? Quel sens je veux donner à tout ce que je vis ? Qui est-ce que je veux être devant les autres ? Qui suis-je devant Dieu ? Ces questions me ramènent à mon cœur.
9. Dans ce monde liquide, il est nécessaire de parler à nouveau du cœur, d’indiquer le lieu où toute personne, quelle que soit sa catégorie et sa condition, fait sa synthèse ; là où l’être concret trouve la source et la racine de toutes ses autres forces, convictions, passions et choix.
L’idée d’un centre personnel, où la seule chose qui puisse tout unifier est en fin de compte l’amour, n’était pas non plus largement développée.
12. Il faut affirmer que nous avons un cœur, que notre cœur coexiste avec les autres cœurs qui l’aident à être un “tu”…/… car la partie la plus intime de l’homme se trouve dans le cœur et non dans l’esprit.
19. Le cœur est également capable d’unifier et d’harmoniser l’histoire personnelle, qui semble fragmentée en mille morceaux mais où tout peut avoir un sens.
21. Le noyau de tout être humain, son centre le plus intime, n’est pas le noyau de l’âme mais de toute la personne dans son identité unique qui est à la fois âme et corps.
Pour ce qui me concerne, je résiste à l’idée de mettre un signe égale entre l’âme et l’esprit, tout en étant en accord avec le fond de la pensée du Pape.
Le feu
24 Michel de Certeau montre comment les “motions” dont parle saint Ignace sont les irruptions d’une volonté de Dieu et d’une volonté du cœur qui reste différente de la réalité présente.
25. Là où le philosophe arrête sa réflexion, le cœur croyant aime, adore, demande pardon et s’offre pour servir à l’endroit que le Seigneur lui donne de choisir pour le suivre. Il réalise alors qu’il est le “tu” de Dieu et qu’il peut être un “je” parce que Dieu est un “tu” pour lui. Le fait est que seul le Seigneur nous offre de nous traiter comme un “tu”, toujours et à jamais. Accepter son amitié est une affaire de cœur et nous constitue en tant que personnes au sens plein du terme.
Le monde peut changer à partir du cœur
28. Ce n’est qu’à partir du cœur que nos communautés parviendront à unir leurs intelligences et leurs volontés, et à les pacifier pour que l’Esprit nous guide en tant que réseau de frères ; car la pacification est aussi une tâche du cœur. Le Cœur du Christ est extase, il est sortie, il est don, il est rencontre. En Lui, nous devenons capables de relations saines et heureuses les uns avec les autres et de construire le Royaume de l’amour et de la justice dans ce monde. Notre cœur uni à celui du Christ est capable de ce miracle social.
31. En définitive, le Sacré-Cœur est le principe unificateur de la réalité, car « le Christ est le cœur du monde ; sa Pâque de mort et de résurrection est le centre de l’histoire qui, grâce à Lui, est histoire de salut ».
II Des gestes et des paroles d’amour
32. Le Cœur du Christ, symbole du centre personnel d’où jaillit son amour pour nous, est le noyau vivant de la première annonce. Là se trouve l’origine de notre foi, la source qui donne vie aux convictions chrétiennes.
Des gestes qui reflètent le cœur
35. Cela est manifeste lorsque nous le voyons à l’œuvre. Il est toujours à la recherche, toujours proche, toujours ouvert à la rencontre.
Le regard
39 Lorsqu’Il t’appelle, te convoque pour une mission, Il commence par te regarder, Il pénètre au plus profond de ton être. Il perçoit et connaît tout ce qui est en toi, Il pose son regard sur toi
Les paroles
43. Nous avons dans les Écritures sa Parole toujours vivante et actuelle, mais il arrive aussi que Jésus nous parle intérieurement et nous appelle pour nous conduire au meilleur endroit. Ce lieu le meilleur, c’est son Cœur. Il nous appelle à entrer là où nous pouvons retrouver des forces et la paix
44. Les paroles de Jésus montrent que sa sainteté n’élimine pas les sentiments.
46 saint Paul cherche les mots justes pour expliquer sa relation avec le Christ, il écrit : « Il m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2, 20). Telle était sa plus grande conviction : se savoir aimé. Le don de soi du Christ sur la croix l’a subjugué, mais il n’avait de sens que parce qu’il y avait une chose encore plus grande que ce don même : “Il m’a aimé”.
III Voici le cœur qui a tant aimé
48. La dévotion au Cœur du Christ n’est pas le culte d’un organe séparé de la personne de Jésus. Nous contemplons et adorons Jésus-Christ tout entier, le Fils de Dieu fait homme, représenté dans une image où son cœur est mis en évidence. Le cœur de chair est considéré comme l’image ou le signe privilégié du centre le plus intime du Fils incarné et de son amour à la fois divin et humain car, plus que tout autre membre de son corps, il est « signe ou symbole naturel de son immense charité »
53. Une expérience humaine universelle rend cette image unique. Il est en effet incontestable qu’au cours de l’histoire et dans diverses parties du monde, le cœur est devenu le symbole de l’intimité la plus personnelle, ainsi que de l’affection, des émotions et de la capacité d’aimer. Au-delà de toute explication scientifique, une main posée sur le cœur d’un ami exprime une affection particulière ; lorsqu’une personne tombe amoureuse et qu’elle est proche de l’être aimé, les battements de son cœur s’accélèrent ; lorsqu’une personne souffre d’abandon ou de tromperie de la part d’un être aimé, elle ressent une forte oppression au niveau du cœur. Pour exprimer qu’une chose est sincère et vient vraiment du centre de la personne, on dit : “Je te le dis du fond du cœur”. Le langage poétique ne peut ignorer la puissance de ces expériences. C’est pourquoi le cœur a acquis incontestablement au cours de l’histoire une force symbolique unique qui n’est pas seulement conventionnelle.
55. Le cœur a la particularité d’être perçu non pas comme un organe séparé mais comme un centre intime unificateur et donc comme expression de la totalité de la personne, ce qui n’est pas le cas des autres organes du corps humain. Puisqu’il est le centre intime de la totalité de la personne, et donc une partie représentant le tout, il serait facile de le dénaturer en le contemplant séparément de la figure du Seigneur. L’image du cœur doit nous renvoyer à la totalité de Jésus-Christ en son centre unificateur et, simultanément à partir de ce centre unificateur, elle nous doit nous amener à contempler le Christ dans toute la beauté et la richesse de son humanité et de sa divinité.
57. Par ailleurs, nous pouvons trouver certaines de ces images peu attrayantes et invitant peu à l’amour et à la prière. Cela est secondaire car l’image n’est rien d’autre qu’une figure incitative et, comme diraient les Orientaux, nous ne devons pas en rester au doigt qui montre la lune. Bien que bénie, il ne s’agit ici que d’une image nous invitant à aller au-delà, nous incitant à élever notre cœur jusqu’à celui du Christ vivant, et à l’unir à lui ; alors que l’Eucharistie est présence réelle devant être adorée.
58. Cela dit, nous ne devons pas oublier que cette image du cœur nous parle de chair humaine, de terre, et donc aussi de Dieu qui a voulu entrer dans notre condition historique, devenir histoire et partager notre cheminement terrestre. Une forme de dévotion plus abstraite ou stylisée ne sera pas nécessairement plus fidèle à l’Évangile, car la manière dont Dieu a voulu se révéler et se faire proche de nous se manifeste dans ce signe sensible et accessible.
60. Le Fils éternel de Dieu, qui me transcende infiniment, a aussi voulu m’aimer avec un cœur humain. Ses sentiments humains deviennent le sacrement d’un amour infini et définitif. Son cœur n’est donc pas un symbole physique qui n’exprimerait qu’une réalité purement spirituelle ou séparée de la matière. Un regard tourné vers le Cœur du Seigneur contemple une réalité physique, sa chair humaine qui permet au Christ d’avoir des émotions et des sentiments bien humains, comme nous, quoi qu’entièrement transformés par son amour divin. La dévotion doit atteindre l’amour infini de la personne du Fils de Dieu, mais nous devons dire que cet amour est inséparable de son amour humain, et nous sommes aidés en cela par l’image de son cœur de chair.
65. Dans l’image du Cœur du Seigneur un triple amour est en effet représenté et nous éblouit.
Tout d’abord, l’amour divin infini qui se trouve dans le Christ. Mais nous pensons aussi à la dimension spirituelle de l’humanité du Seigneur. De ce point de vue, le cœur est « le symbole de cette ardente charité qui, infuse dans le Christ, anime sa volonté humaine ». Enfin, il est « le symbole de son amour sensible ».
70. La dévotion au Cœur de Jésus est nettement christologique. Il s’agit d’une contemplation directe du Christ qui nous invite à l’union avec Lui. Cela est légitime si nous gardons à l’esprit ce que demande la Lettre aux Hébreux : courir notre course « fixant nos yeux sur Jésus » (12, 2). Cependant, nous ne pouvons pas ignorer que Jésus se présente en même temps comme le chemin vers le Père : « Je suis le chemin […]. Nul ne vient au Père que par moi » ( Jn 14, 6).
IV L’amour qui donne à boire
101. Dans le Cœur transpercé du Christ se concentrent, inscrites dans la chair, toutes les expressions d’amour des Écritures. Il ne s’agit pas d’un amour simplement déclaré, mais son côté ouvert est source de vie pour celui qui est aimé, il est cette fontaine qui étanche la soif de son peuple.
109. Le côté blessé, où réside l’amour du Christ et d’où jaillit la vie de la grâce a, peu à peu, pris la forme du cœur, surtout dans la vie monastique.
115. Pour lui (saint François de Sales), la dévotion est loin de devenir une forme de superstition ou une objectivation indue de la grâce ; elle est une invitation à la relation personnelle où chaque personne se sent unique devant le Christ, prise en compte dans sa réalité irremplaçable, pensée par le Christ et valorisée de manière directe et exclusive.
124. À un autre moment, nous constatons que celui qui se donne à nous c’est le Christ ressuscité, plein de gloire, de vie et de lumière. Certes, Il parle ailleurs des souffrances endurées pour nous et de l’ingratitude qu’Il reçoit ; mais ici ce ne sont ni le sang ni les blessures souffrantes qui ressortent, mais la lumière et le feu du Vivant. Les plaies de la Passion ne disparaissent pas mais sont transfigurées. Le Mystère pascal est ainsi exprimé dans son intégralité
141. Dans une lettre à l’abbé Roulland elle (Thérèse de l’Enfant Jésus) dit : « Ma voie est toute de confiance et d’amour, je ne comprends pas les âmes qui ont peur d’un si tendre Ami. Parfois lorsque je lis certains traités spirituels où la perfection est montrée à travers mille entraves, environnée d’une foule d’illusions, mon pauvre petit esprit se fatigue bien vite, je ferme le savant livre qui me casse la tête et me dessèche le cœur et je prends l’Écriture Sainte. Alors tout me semble lumineux, une seule parole découvre à mon âme des horizons infinis, la perfection me semble facile, je vois qu’il suffit de reconnaître son néant et de s’abandonner comme un enfant dans les bras du Bon Dieu ».
152. Il vaut la peine de mentionner cette expression de l’expérience spirituelle qui s’est développée autour du Cœur du Christ : le désir intérieur de Le consoler.
154. Il pourrait sembler que cette expression de dévotion n’ait pas de support théologique suffisant. Mais en réalité le cœur a ses raisons. Le sensus fidelium perçoit qu’il y a là quelque chose de mystérieux qui dépasse notre logique humaine, et que la Passion du Christ n’est pas un simple fait du passé : nous pouvons y participer par la foi.
155. Quoi qu’il en soit, nous nous demandons comment il est possible d’être en relation avec le Christ vivant, ressuscité, pleinement heureux, et en même temps de le consoler dans sa Passion. Il convient de considérer que le Cœur ressuscité conserve sa blessure comme un souvenir constant, et que l’action de la grâce provoque une expérience qui n’est pas entièrement contenue dans l’instant chronologique.
159. Nous voyons ainsi que plus le désir de consoler le Seigneur est profond, plus la componction du cœur croyant est profonde. Celle-ci « n’est pas un sentiment de culpabilité qui abat, ni un scrupule qui paralyse, mais une piqûre salutaire qui brûle à l’intérieur et guérit, parce que le cœur, lorsqu’il voit son mal et se reconnaît pécheur, s’ouvre, accueille l’action de l’Esprit Saint, eau vive qui l’émeut et fait couler des larmes sur son visage
160. Je demande donc que personne ne se moque des expressions de ferveur croyante du peuple saint et fidèle de Dieu qui, dans sa piété populaire, cherche à consoler le Christ. Et j’invite chacun à se demander s’il n’y a pas davantage de rationalité, de vérité et de sagesse dans certaines manifestations de cet amour qui cherche à consoler le Seigneur que dans les froids, distants, calculés et minuscules actes d’amour dont nous sommes capables, nous qui prétendons posséder une foi plus réfléchie, plus cultivée, et plus mature.
161. Nous sommes consolés dans cette contemplation du Cœur du Christ donné jusqu’au bout.
La douleur que nous ressentons dans notre cœur cède la place à une confiance totale, et il ne reste à la fin que de la gratitude, de la tendresse, de la paix, son amour régnant dans notre vie. La componction « ne provoque pas d’angoisse mais soulage l’âme de ses fardeaux parce qu’elle agit dans la blessure du péché en nous disposant à recevoir la caresse du Seigneur ».
162. Mais à un moment donné de cette contemplation du cœur croyant, l’appel dramatique du Seigneur doit retentir : « Consolez, consolez mon peuple » (Is 40, 1). Et nous viennent à l’esprit les paroles de saint Paul qui nous rappelle que Dieu nous console « afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu, nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit » (2 Co 1, 4).
V Amour pour amour
167. Nous devons revenir à la Parole de Dieu pour reconnaître que la meilleure réponse à l’amour de son cœur est l’amour pour nos frères. Il n’y a pas d’acte plus grand que nous puissions offrir pour Lui rendre amour pour amour.
168. L’amour pour les frères ne se fabrique pas, il n’est pas le résultat de notre effort naturel mais il exige une transformation de notre cœur égoïste. C’est alors que surgit spontanément la célèbre supplique : “Jésus, rends notre cœur semblable au tien”. C’est pour cette même raison que l’invitation de saint Paul n’est pas : “Efforcez-vous de faire de bonnes œuvres”. Son invitation est plus précisément : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5).
171. Regarder la blessure du cœur du Seigneur qui « a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 8, 17) nous aide à être plus attentifs aux souffrances et aux besoins des autres, nous rend assez forts pour participer à son œuvre de libération en tant qu’instruments de diffusion de son amour.
181. Tout cela nous permet de comprendre, à la lumière de la Parole de Dieu, quel sens nous devons donner à la “réparation” que nous offrons au Cœur du Christ, ce que le Seigneur attend vraiment que nous réparions avec l’aide de sa grâce. …/…Avec le Christ, nous sommes appelés à construire une nouvelle civilisation de l’amour sur les ruines que nous avons laissées en ce monde par notre péché. Telle est la réparation que le Cœur du Christ attend de nous. Au milieu du désastre laissé par le mal, le Cœur du Christ veut avoir besoin de notre collaboration pour reconstruire le bien et le beau.
183. Il est vrai que tout péché nuit à l’Église et à la société, de sorte qu’ « on peut attribuer indiscutablement à tout péché le caractère de péché social ». Cependant, cela est particulièrement vrai pour certains péchés qui « constituent, par leur objet même, une agression directe envers le prochain ». [193] Saint Jean-Paul II explique que la répétition de ces péchés contre les autres finit souvent par renforcer une « structure de péché » nuisant au développement des peuples. Cela est souvent ancré dans une mentalité dominante qui considère normal ou rationnel ce qui n’est rien d’autre que de l’égoïsme et de l’indifférence. Ce phénomène peut être défini comme une “aliénation sociale” : « Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes ». [195] Ce n’est pas seulement une norme morale qui nous pousse à résister à ces structures sociales aliénées, les mettre à nu et susciter un dynamisme social qui restaure et construit le bien, mais c’est la « conversion du cœur » elle-même qui « impose l’obligation » de restaurer ces structures. Telle est notre réponse au Cœur aimant de Jésus-Christ qui nous apprend à aimer.
…184 La réparation chrétienne ne peut être comprise uniquement comme un ensemble d’œuvres extérieures, bien qu’indispensables et parfois admirables. Elle exige une mystique, une âme, un sens qui leur donne force, élan et créativité inlassables. Elle a besoin de la vie, du feu et de la lumière qui procèdent du Cœur du Christ.
187. Les bonnes intentions ne suffisent pas. Un dynamisme intérieur de désir qui entraîne des conséquences extérieures est indispensable. En bref, « la réparation, pour être chrétienne, pour toucher le cœur de la personne offensée et ne pas être un simple acte de justice commutative, suppose deux attitudes qui engagent : se reconnaître fautif et demander pardon. […] C’est de cette honnête reconnaissance du tort causé au frère, et du sentiment profond et sincère que l’amour a été blessé, que nait le désir de réparer ».
192. Dans un autre contexte, j’ai affirmé que Dieu « a voulu se limiter lui-même de quelque manière » et que « beaucoup de choses que nous considérons mauvaises, dangereuses ou sources de souffrances, font en réalité partie des douleurs de l’enfantement qui nous stimulent à collaborer avec le Créateur ». [205] Notre coopération peut permettre à la puissance et à l’amour de Dieu de se répandre dans nos vies et dans le monde, tandis que le rejet ou l’indifférence peuvent l’empêcher.
196. Avec son intuition spirituelle, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus découvre qu’il existe une autre façon de s’offrir selon laquelle il n’est pas nécessaire de satisfaire la justice divine mais de permettre à l’amour infini du Seigneur de se répandre sans entrave : « Ô mon Dieu, votre amour méprisé va-t-il rester en votre Cœur ? Il me semble que si vous trouviez des âmes s’offrant en Victimes d’holocauste à votre Amour, vous les consumeriez rapidement, il me semble que vous seriez heureux de ne point comprimer les flots d’infinie tendresse qui sont en vous ».
203. Il est important de noter, dans ce que nous avons dit, plusieurs aspects inséparables. En effet, ces actes d’amour du prochain, avec les renoncements, les abnégations, les souffrances et les peines qu’ils comportent, remplissent cette fonction réparatrice lorsqu’ils sont nourris par la charité du Christ qui nous rend capables d’aimer comme Il a aimé. Et c’est de cette manière qu’Il aime et sert à travers nous. Si, d’un côté, il semble s’abaisser, s’humilier parce qu’Il a voulu montrer son amour à travers nos gestes, d’un autre côté son cœur est glorifié et manifeste toute sa grandeur dans les œuvres de miséricorde les plus simples. Un cœur humain qui fait place à l’amour du Christ par une confiance totale, et qui Lui permet de se déployer dans sa vie par son feu, devient capable d’aimer les autres comme Lui, en se faisant petit et proche de tous. C’est ainsi que le Christ se désaltère et répand glorieusement en nous et à travers nous les flammes de sa tendresse brûlante. Remarquons la belle harmonie de tout cela.
205. La proposition chrétienne est attrayante lorsqu’elle est vécue et manifestée dans son intégralité, non pas comme un simple refuge dans des sentiments religieux ou dans des rites somptueux. Quel culte serait rendu au Christ si nous nous contentions d’une relation individuelle, sans nous intéresser à aider les autres à moins souffrir et à mieux vivre ? Peut-on plaire au Cœur qui a tant aimé en restant dans une expérience religieuse intime, sans conséquences fraternelles et sociales ? Soyons honnêtes et lisons la Parole de Dieu dans son intégralité. Cependant, et pour cette même raison, il ne s’agit pas non plus d’œuvrer à une promotion sociale dépourvue de sens religieux qui, en fin de compte, voudrait donner à l’homme moins que ce que Dieu veut pour lui.
210. Parler du Christ, par le témoignage ou la parole, de telle manière que les autres n’aient pas à faire un grand effort pour l’aimer, voilà le plus grand désir d’un missionnaire de l’âme. Il n’y a pas de prosélytisme dans cette dynamique de l’amour : les paroles de l’amoureux ne dérangent pas, n’imposent pas, ne forcent pas. Elles poussent seulement les autres à se demander comment un tel amour est possible. Dans le plus grand respect de la liberté et de la dignité de l’autre, l’amoureux attend simplement qu’on lui permette de raconter cette amitié qui remplit sa vie.
212. Il ne faut pas penser à cette mission de communiquer le Christ comme s’il s’agissait d’une chose entre Lui et moi seuls. Elle se vit en communion avec la communauté et avec l’Église. Si nous nous éloignons de la communauté, nous nous éloignons aussi de Jésus.