Dans un échange entre prêtres, nous remarquions combien nous étions régulièrement aux limites de la stricte observance. Il serait possible de faire autrement et de s’en tenir à la lettre de la loi de l’église. Certains de nos collègues font ce choix et refusent de baptiser l’enfant dont les frères et sœurs ne sont pas catéchisés, ils exigent que les parrains soient baptisés et confirmés, ils ne donnent pas la communion à ceux qui ne se sont pas confessés, ne veulent rien savoir des divorcés remariés, partent en guerre contre le concubinage, ils inviteraient même les homosexuels à devenir hétéros… Ils sont du côté de la loi, sans se compliquer la vie. Ceux qui acceptent de se plier au règlement viennent vers eux et les autres s’éloignent… pour venir vers nous qui sommes moins regardants à moins qu’ils ne préfèrent abandonner.
Pour nous rassurer, nous disons que nous faisons comme Jésus : il aimait aller vers ceux qui étaient à la limite de la religion, de la légalité ou de la morale, ceux qui étaient mal insérés socialement parce que pécheurs ou malades. Les gens bien et les plus pieux le lui ont reproché. Il rappelait la radicalité de ses exigences tout en accueillant les exclus, en mangeant avec eux et en montrant de la compassion à leur égard.
Mais ce n’est qu’à moitié rassurant parce que nous ne sommes pas Jésus et qu’il est désagréable de se sentir régulièrement en porte à faux. Comment équilibrer nos comportements, entre le souci de l’accueil et le respect des structures de l’église ? Nous avons l’obligation de proposer des repères à des personnes déboussolées tout en étant persuadés que la loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi. Il y a rarement des réponses évidentes aux questions qui nous sont posées et nous sommes sans cesse obligés d’adapter nos comportements et nos dires aux situations rencontrées, jamais clairement tranchées, comme la vie.
Nous ne prétendons pas être aux limites de l’église. Cela supposerait qu’elle est un espace fermé, une réalité à part du monde, une forteresse ou au moins une communauté séparée de ceux de l’extérieur. Être au bord supposerait que nous serions entre ces deux ensembles, inquiets de savoir s’il vaut mieux entrer ou sortir. Je préfère l’image évangélique du levain dans la pâte. L’église est le ferment du monde, attentive à ce que toute la pâte lève. Si elle est mêlée au monde, il n’y a plus de dedans et de dehors ni de ligne de démarcation entre deux types d’humanité ; bien que certains, qui n’ont pas assimilé le Concile, se fassent un point d’honneur à se proclamer aux frontières de l’église.
Par contre je me plais à penser qu’il y a des fronts, des endroits où se joue l’avenir du monde et où il importe d’être présent. Là où l’avenir de l’homme est en jeu, là où se construisent la paix, la fraternité, le respect de l’autre et en particulier des plus pauvres, il est important que les chrétiens et l’église elle-même soient présents et acteurs. Le front n’est pas délimité, marqué par des lignes de tranchées à défendre ; il éclate en une multitude de fronts secondaires sur lesquels les chrétiens ont à être présents à côté de leurs frères humains. La frontière ne sépare pas l’église du Monde, mais les hommes de bonne volonté de ceux qui ne vivent que pour l’argent, le pouvoir et leur réussite personnelle. Il est encore plus vrai qu’elle passe à l’intérieur de nous-mêmes qui nous sentons pris dans des tensions contradictoires. Nous ne combattons pas le mal comme s’il nous était extérieur, nous savons ce qu’il est parce que nous y participons.
C’est pour cela que nous n’avons pas à faire la leçon aux autres, comme si nous bénéficions d’une quelconque supériorité. C’est pour cela que nous pouvons rejoindre les autres dans leurs richesses et leurs misères. Notre principale richesse est le message que nous portons et qui nous vient de Jésus. Une fois que nous nous serons retrouvés en solidarité avec nos frères, nous pourrons leur proposer de partager notre rencontre avec le Christ pour essayer d’avancer ensemble.
Un de nos anciens évêques avait dit : « Ne me demandez pas les permissions que je ne peux pas vous accorder ! » Alors je vais continuer à ne pas faire le tri dans la file de communion entre ceux qui se sont confessés récemment et les autres, je ne vais pas exclure celles qui prennent la pilule, les homosexuels, les divorcés remariés… de peur de ne pas être jugé digne moi-même ! Je vais accepter les parrains et marraines non confirmés, ne pas chercher à savoir si les adultes qui demandent le baptême vivent en concubinage. Malgré le recul de l’église, je vais encore donner l’absolution collective aux 150 paroissiens qui viennent aux célébrations pénitentielles tout en accueillant la vingtaine de ceux qui viennent pour un aveu personnel. Je vais célébrer le mariage de fiancés dont je ne suis pas sûr de la foi et qui vivent ensemble. Ne le dites surtout pas à mon évêque, vous risqueriez de le mettre dans l’embarras !
Mais je voudrais surtout me rapprocher de tous ces gens qui ne se sentent pas concernés par l’église et par la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ ; ceux qui ne viennent pas.
