La Tradition distingue trois conceptions de l’église :
L’église militante qui désigne l’assemblée des fidèles sur la terre
L’église triomphante constituée par l’assemblée des fidèles dans le ciel
L’église pérégrinante : l’ensemble des hommes que le Christ ressuscité, présent dans le monde par son Esprit, anime par sa présence.
Une tentation lourde de l’église privilégie le rapport entre l’église militante et l’église triomphante. Elle met facilement l’accent sur sa particularité sans tenir compte du fait que l’Esprit dépasse ses frontières.
Ce premier rapport est certes important pour les chrétiens. Il signifie que nous ne sommes pas seuls puisque nous sommes portés par la prière de ceux qui sont déjà dans l’amour du Père, ce que l’on appelle la « communion des saints ». Le lien n’est pas rompu avec les morts et nous sommes pris dans la même dynamique d’amour divin : ceux qui ont déjà fait le passage et nous qui sommes encore sur la terre. Ils continuent à nous aimer comme nous les aimons et nous les retrouverons quand ce sera notre tour. C’est le sens de la double fête de la Toussaint et du jour des morts.
Ainsi, notre horizon ne se limite pas à notre terre, il s’élargit infiniment et notre espérance s’affermit quand nous croyons que nos relations humaines ne s’achèvent pas avec la vie d’ici-bas. Quoique transformées cf. Luc 20, 27-38, elles subsistent dans le Royaume. Pas seulement d’ailleurs nos relations humaines mais aussi ce que nous avons construit ou contribué à construire est repris dans le Royaume de Dieu, tout en étant transfiguré. C’est le sens de notre foi en la « résurrection de la chair » que nous proclamons chaque dimanche.
Cependant, le risque de la réduction de l’église à ces deux éléments est grave si cela amène à croire que le salut passerait obligatoirement par l’intégration dans l’église militante, chemin unique pour entrer un jour dans l’église triomphante. On se souvient de l’adage célèbre : « hors de l’église point de salut ». Beaucoup de sectes et l’Islam lui-même tentent de se présenter comme le passage obligé pour entrer au Paradis, les infidèles étant voués aux gémonies.
Quand elle s’enferme dans ces limites, l’église se considère comme une société qui se structure en attendant de passer définitivement dans l’église triomphante. Elle gère la réalité, asseoit le christianisme, le défend contre les attaques en déterminant des limites et des dogmes, se développe en faisant la preuve de sa supériorité auprès des incroyants. Nous retrouvons cette tendance lourde chez beaucoup de chrétiens, voire de papes, quand leur obsession est de préciser la doctrine, de la protéger de toutes les dérives, de tenter de l’imposer à l’ensemble de la société, pour son plus grand bien c’est entendu ! L’église possédant la vérité révélée, elle serait en droit de faire la leçon au reste de l’humanité.
Il reste bien, en théorie, une place pour l’église pérégrinante : la foi dans un Christ présent dans notre monde demeure mais l’efficacité de cette présence n’est guère perceptible sinon par éclairs chez des personnes rencontrées individuellement ; sa place est faible. Les charismatiques remercient le Seigneur pour le sourire que leur voisine leur a accordé mais la société dans son ensemble est perçue négativement, avec suspicion. Ce sont surtout ses dérives et ses écarts par rapport à la morale chrétienne qui sont mis en avant et non ses promesses.
Au concile Vatican II, pour la première fois de son histoire,
l’église catholique a pris acte officiellement du fait que – tout comme Jésus ! – elle n’était pas intemporelle, qu’elle ne surplombait pas l’histoire des hommes et les cultures, mais qu’elle y était pleinement immergée, compagne de route de l’humanité. Elle est allée jusqu’à reconnaître que telle était sa condition même en ce qu’elle a de plus fondamental, de plus « sacré » : ses sacrements et ses institutions :
« Jusqu’à ce que viennent les cieux nouveaux et la terre nouvelle, où habite la justice (cf. 2 Pierre 3/13), l’église pérégrinante, dans ses sacrements et ses institutions qui appartiennent à ce monde, porte la figure de ce siècle qui passe ; elle vit parmi les créatures qui gémissent et sont encore maintenant en travail d’enfantement et attendent la révélation des fils de Dieu (cf. Romains 8/22 et 19). »
(Constitution dogmatique sur l’église, Lumen gentium, 21 novembre 1964 ; §48)
Le P. Vidal nous fait voir « l’incarnation » de l’église dans l’histoire et les cultures des hommes : elle ne touche à l’absolu de Dieu qu’à travers le relatif et la diversité des événements, des époques, des contextes, des hommes ; elle n’en porte pas moins des trésors d’humanité et de spiritualité, serait-ce dans de bien pauvres « vases d’argile » comme dit saint Paul (cf. 2 Corinthiens 4,7).
Maurice Vidal : cette église que je cherche à comprendre
Avec Vatican II, l’église militante rejoint l’église pérégrinante dont elle se reconnaît partie prenante. C’est l’unique église parce que le Christ est à la fois présent en elle et dans le monde. La constitution Lumen Gentium met en relief la dimension eschatologique du fait de cette présence du Christ. Ainsi va s’ouvrir l’espace du dialogue si nous tendons vers, nous ne sommes pas dans une vérité saturante. Le dialogue est ouvert si nous entrons dans une dimension eschatologique.
Aussi le temps de l’activité missionnaire se situe-t-il entre le premier avènement du Seigneur, et le second, dans lequel, des quatre vents, telle une moisson, l’Eglise sera rassemblée dans le royaume de Dieu (23). Car avant la venue du Seigneur, il faut que la bonne nouvelle soit proclamée parmi toutes les nations (cf. Mc 13, 10). L’activité missionnaire n’est rien d’autre, elle n’est rien de moins que la manifestation du dessein de Dieu, son Epiphanie et sa réalisation dans le monde et son histoire, dans laquelle Dieu conduit clairement à son terme, au moyen de la mission, l’histoire du salut. Par la parole de la prédication et par la célébration des sacrements, dont la Sainte Eucharistie est le centre et le sommet, elle rend présent le Christ auteur du salut. Tout ce qui se trouvait déjà de vérité et de grâce chez les nations comme par une secrète présence de Dieu, elle le délivre des contacts mauvais et le rend au Christ son Auteur, qui détruit l’empire du diable et arrête la malice infiniment diverse des crimes. Aussi, tout ce qu’on découvre de bon semé dans le cœur et l’âme des hommes ou dans les rites particuliers et les civilisations particulières des peuples, non seulement ne périt pas, mais est purifié, élevé et porté à sa perfection pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme (24). Ainsi l’activité missionnaire tend vers la plénitude eschatologique (25): c’est par elle, en effet, que jusqu’à la mesure et à l’époque que le Père a fixées dans son autorité (cf. Act. 1, 7), se développe le Peuple de Dieu, en vue de qui il a été dit de manière prophétique: « Elargis l’espace de ta tente, déploie les tentures de ta demeure ! Ne les retiens pas ! » (Is. 54, 2)(26) ; c’est par elle que s’accroît le Corps mystique jusqu’à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ (cf. Eph. 4, 13), et que le temple spirituel où Dieu est adoré en esprit et en vérité (cf. Jn 4, 23) grandit et se construit « sur le fondement des apôtres et des prophètes, le Christ Jésus étant lui-même la pierre d’angle » (Eph. 2, 20). Ad Gentes 9
On n’est plus dans le partage artificiel entre l’église et le monde, s’ils sont animés pareillement par l’Esprit du Christ et tendus vers son accomplissement. L’espace du dialogue réunit ceux qui sont dans l’église et les autres, l’Esprit ne connaît pas les frontières de l’église et celle-ci reconnaît qu’elle est en chemin vers un ailleurs. Elle perd ses certitudes, son enfermement, sa suffisance qui pourrait lui faire croire qu’elle a atteint sa plénitude alors qu’elle ne fait que tendre vers elle.
L’église est ouverte au dialogue, elle continue à se constituer dans son rapport à ceux qui sont en dehors d’elle mais, comme elle, animés par l’Esprit. Tendue vers la plénitude, elle a besoin des autres pour compléter ce qui lui manque. Elle ne peut plus prétendre : « hors de l’église point de salut » puisque l’église pérégrinante déborde de partout l’église militante cette dernière n’en étant qu’une partie. Par contre le rôle de l’église militante est essentiel puisqu’elle est seule capable de révéler dans le monde la présence du Ressuscité. La mission ouvre à tous les hommes la possibilité de vivre de l’amour de Dieu, dès aujourd’hui et en toute connaissance de cause, sans attendre l’entrée dans l’église triomphante. Il faut modifier l’adage précédent de cette manière : « hors de l’église point de salut reconnu », le dernier mot faisant toute la différence.
Le changement est considérable : l’église ne se présente plus comme le centre du monde, le passage obligé pour quiconque veut être sauvé. Le point focal est le Christ ressuscité présent dans le monde par son Esprit, les limites de son action sont les limites de l’église. Autant dire qu’elle s’étend indéfiniment. Cette présence, il s’agit de la révéler afin que chacun en vive. La vision de l’église se rapproche alors d’une comparaison de Jésus : elle est le levain dans la pâte. Si elle est mise à part, elle perd son efficacité. Elle n’est utile que mêlée à la pâte humaine comme un ferment, pas toujours visible mais irremplaçable dans la révélation et la célébration du Royaume qui se construit sous l’impulsion de l’Esprit.
Bonnets rouges dernier briefing avant la manif !