autour d’une interview


Dans son interview donné pour les études le pape nous invite à une réflexion sur l’église.

Une église peuple

« L’image de l’église qui me plaît est celle du peuple de Dieu, saint et fidèle. C’est la définition que j’utilise souvent, et c’est celle de [la constitution conciliaire] Lumen gentium au numéro 12. L’appartenance à un peuple a une forte valeur théologique : Dieu dans l’histoire du salut a sauvé un peuple. Il n’y a pas d’identité pleine et entière sans appartenance à un peuple. Personne ne se sauve tout seul, en individu isolé, mais Dieu nous attire en considérant la trame complexe des relations interpersonnelles qui se réalisent dans la communauté humaine. Dieu entre dans cette dynamique populaire.

Le peuple est sujet. Et l’église est le peuple de Dieu cheminant dans l’histoire, avec joies et douleurs. Sentire cum Ecclesia (sentir avec l’église), c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple. L’ensemble des fidèles est infaillible dans le croire, et il manifeste son infallibilitas in credendo à travers le sens surnaturel de la foi de tout le peuple en marche. Voilà pour moi le sentir avec l’église dont parle Saint Ignace. Quand le dialogue entre les personnes, les évêques et le pape va dans cette direction et est loyal, alors il est assisté par l’Esprit Saint. Ce n’est donc pas un sentir faisant référence aux théologiens.

C’est comme avec Marie : si nous voulons savoir qui elle est, nous nous adressons aux théologiens ; si nous voulons savoir comment l’aimer, il faut le demander au peuple. Marie elle-même aima Jésus avec le cœur du peuple, comme nous le lisons dans le Magnificat. Il ne faut donc pas penser que la compréhension du sentir avec l’église ne soit référée qu’à sa dimension hiérarchique. »

Après un moment de pause, le pape précise pour éviter tout malentendu : « évidemment, il faut rester bien attentif et ne pas penser que cette infallibilitas de tous les fidèles, dont je suis en train de parler à la lumière du Concile, soit une forme de populisme. Non, c’est l’expérience de notre Sainte Mère l’église hiérarchique, comme l’appelait Saint Ignace, de l’église comme peuple de Dieu, pasteurs et peuple tous ensemble. L’église est la totalité du peuple de Dieu. Je vois la sainteté du peuple de Dieu, sa sainteté quotidienne.

La première insistance du pape porte donc sur l’aspect peuple de l’église. Nous ne sommes pas chrétiens tout seuls, ce n’est pas une expérience individuelle, un repli sur l’intimité de chacun. La société veut faire de la religion une affaire personnelle en limitant au maximum ses dimensions collectives ; beaucoup de chrétiens, dans le même sens, la cantonnent à une morale particulière ou familiale dont l’efficacité ne déborde pas un cercle restreint, un peuple de purs.

En bon sud-américain attentif à la religion populaire, le pape insiste aussi sur le « sensus fidei », on entend par cette expression une capacité donnée par l’Esprit-Saint aux croyants, en peuple et non individuellement, de percevoir la vérité de la foi et de discerner ce qui lui est contraire. Selon ce principe, l’action de l’Esprit-Saint déborde largement les limites de l’église institutionnelle puisqu’elle s’étend à tous les baptisés. Le pape dit ailleurs, plus prosaïquement, que le pasteur doit "sentir l’odeur des brebis" ! Il y a cependant une dialectique à respecter entre institution et peuple pour ne pas tomber dans le populisme, le pape le signale immédiatement. Mais cette ouverture centre la foi non sur l’institution mais sur l’action de l’Esprit qui dépasse les frontières. 

Le pape développe ensuite sa conception d’une église ouverte largement.

Une église mère

Cette église avec laquelle nous devons sentir, c’est la maison de tous, pas une petite chapelle qui peut contenir seulement un petit groupe de personnes choisies. Nous ne devons pas réduire le sein de l’église universelle à un nid protecteur de notre médiocrité. Et l’église est Mère. L’église est féconde. Elle doit l’être ! Quand je me rends compte de comportements négatifs des ministres de l’église, de personnes consacrées, hommes ou femmes, la première chose qui me vient à l’esprit c’est : « voici un célibataire endurci » ou « voici une vieille fille ». Ils ne sont ni père, ni mère. Ils n’ont pas été capables de donner la vie. En revanche, lorsque je lis la vie des missionnaires salésiens qui sont allés en Patagonie, je lis une histoire de vie, de fécondité.

L’église n’est donc pas un refuge, un endroit où on se protège contre les agressions d’un monde mauvais, elle se doit d’être féconde comme une mère en allant à l’essentiel pour répondre aux besoins fondamentaux des hommes de notre temps, à notre époque en particulier traversée de mouvements rapides de société et où les repères ont tendance à perdre leurs contours. C’est ce qu’il dit dans la suite de l’interview :

Une église hôpital de campagne

« Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’église aujourd’hui c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol ou si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures… Il faut commencer par le bas.

L’église s’est parfois laissé enfermer dans des petites choses, de petits préceptes. Le plus important est la première annonce: « Jésus Christ t’a sauvé ! » Les ministres de l’église doivent être avant tout des ministres de miséricorde. Le confesseur, par exemple, court toujours le risque d’être soit trop rigide, soit trop laxiste. Aucune des deux attitudes n’est miséricordieuse parce qu’aucune ne fait vraiment cas de la personne. Le rigoureux s’en lave les mains parce qu’il s’en remet aux commandements. Le laxiste s’en lave les mains en disant simplement « cela n’est pas un péché » ou d’autres choses du même genre. Les personnes doivent être accompagnées et les blessures soignées.

Comment traitons-nous le peuple de Dieu ? Je rêve d’une église mère et pasteur. Les ministres de l’église doivent être miséricordieux, prendre soin des personnes, les accompagner comme le bon Samaritain qui lave et relève son prochain. Cet évangile est pur. Dieu est plus grand que le péché. Les réformes structurelles ou organisationnelles sont secondaires, c’est-à-dire qu’elles viennent dans un deuxième temps. La première réforme doit être celle de la manière d’être. Les ministres de l’évangile doivent être des personnes capables de réchauffer le cœur des personnes, de dialoguer et cheminer avec elles, de descendre dans leur nuit, dans leur obscurité, sans se perdre. Le peuple de Dieu veut des pasteurs et pas des fonctionnaires ou des clercs d’état. Les évêques, particulièrement, doivent être des hommes capables de soutenir avec patience les pas de Dieu parmi son peuple, de manière à ce que personne ne reste en arrière, mais aussi d’accompagner le troupeau qui a le flair pour trouver de nouvelles voies.

Au lieu d’être seulement une église qui accueille et qui reçoit en tenant les portes ouvertes, efforçons-nous d’être une église qui trouve de nouvelles routes, qui est capable de sortir d’elle-même et d’aller vers celui qui ne la fréquente pas, qui s’en est allé ou qui est indifférent. Parfois celui qui s’en est allé l’a fait pour des raisons qui, bien comprises et évaluées, peuvent le conduire à revenir. Mais il y faut de l’audace, du courage. »

Sans doute ai-je tendance à tirer exagérément les paroles du pape de mon côté. Parle-t-il de l’église pérégrinante ou de l’église militante ? Au moins dans cette partie du texte la réponse semble claire, c’est de la seconde qu’il s’agit puisqu’il est question de fidèles, de confesseurs, de peuple de Dieu, des rapports entre le peuple de Dieu et les ministres de l’évangile… Le pape se situe en pasteur de l’église et ses premières préoccupations vont vers ceux qui se sentent à la marge. Mais peut-être que la notion de peuple de Dieu est plus large qu’il n’y paraît et qu’elle désigne l’humanité toute entière où le Dieu « concret » se laisse découvrir. En tout cas il insiste pour que l’église ne se contente pas d’ouvrir ses portes, mais pour qu’elle sorte et ouvre des chemins nouveaux.

Une église à la recherche du Dieu « concret »

Chercher Dieu dans le passé ou dans le futur est une tentation. Dieu est certainement dans le passé, parce qu’il est dans les traces qu’il a laissées. Et il est aussi dans le futur comme promesse. Mais le Dieu « concret », pour ainsi dire, est aujourd’hui. C’est pourquoi les lamentations ne nous aideront jamais à trouver Dieu. Les lamentations qui dénoncent un monde « barbare » finissent par faire naître à l’intérieur de l’église des désirs d’ordre entendu comme pure conservation ou réaction de défense. Non : Dieu se rencontre dans l’aujourd’hui.

Dieu se manifeste dans une révélation historique, dans le temps. Le temps initie les processus, l’espace les cristallise. Dieu se trouve dans le temps, dans les processus en cours. Nous devons engager des processus, parfois longs, plutôt qu’occuper des espaces de pouvoir. Dieu se manifeste dans le temps et il est présent dans les processus de l’histoire. Cela conduit à privilégier les actions qui génèrent des dynamiques nouvelles. Cela requiert patience et attente. …/…

Dieu est premier, Dieu est toujours premier, Dieu nous précède. Dieu est un peu comme la fleur d’amandier, qui fleurit toujours en premier. Nous le lisons chez les Prophètes. Ainsi Dieu se rencontre sur la route, en marchant. Quelqu’un pourrait dire que c’est du relativisme. Est-ce du relativisme ? Oui, si on le comprend de travers, comme une sorte de panthéisme indistinct. Mais non, si on le comprend au sens biblique selon lequel Dieu est toujours une surprise. On ne sait jamais où ni comment on Le trouve, on ne peut pas fixer les temps ou les lieux où on Le rencontrera. La rencontre est l’objet d’un discernement. C’est pourquoi le discernement est fondamental.

Si le chrétien est légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires, qui tend de manière exagérée à la « sûreté » doctrinale, qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu, celui-là a une vision statique et non évolutive. De cette manière, la foi devient une idéologie parmi d’autres. Pour ma part, j’ai une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu est dans la vie de chacun. Même si la vie d’une personne a été un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. On peut et on doit Le chercher dans toute vie humaine. Même si la vie d’une personne est un terrain plein d’épines et de mauvaises herbes, c’est toujours un espace dans lequel la bonne graine peut pousser. Il faut se fier à Dieu. » …/…

Une église qui n’a pas peur des zones d’incertitude

Le pape vient de parler de sa certitude dogmatique, il insistait auparavant sur l’importance de la zone d’incertitude qui doit demeurer au sein de nos convictions :

Bien sûr, dans ce "chercher et trouver Dieu en toutes choses", il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit exister. Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu avec une totale certitude et qu’il n’y a aucune marge d’incertitude, c’est que quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante. Si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux prophète qui utilise la religion à son profit. Les grands guides du peuple de Dieu, comme Moïse, ont toujours laissé un espace au doute. Si l’on doit laisser de l’espace au Seigneur, et non à nos certitudes, c’est qu’il faut être humble. L’incertitude se rencontre dans tout vrai discernement qui est ouvert à la confirmation de la consolation spirituelle.

Un pape qui déclare que l’église doit sortir de ses certitudes, voilà qui étonnera les partisans de la défense du dogme et ceux qui sont prêts à mourir pour leurs idées. Il en fait une question d’humilité : les chrétiens ont à apprendre des autres et l’Esprit ne se gêne pas pour souffler en dehors de nos frontières ecclésiales et pour parler par d’autres bouches que celles de la hiérarchie. Il n’y a pas de possibilité de dialogue si ce principe n’est pas reconnu.

Une Eglise qui se porte aux frontières

Je me méfie de la notion de frontières évoquée dans le texte. Cette comparaison évoque pour moi une église rassemblée qui va aux limites comme si les autres se situaient à l’extérieur, dans un ailleurs où l’église ne serait pas. Je préfère pour ma part parler de « fronts » : il y a dans le monde des « lignes de fronts », des lieux, des situations, des circonstances où se joue l’avenir de l’humanité. L’église se doit d’y être présente, en compagnie des hommes de bonne volonté et pas à part. Sans renoncer à mes interrogations, je constate que les préoccupations du pape sont d’un autre ordre et rejoignent quand même cette idée de front puisqu’il compare l’église à un hôpital de campagne. En refusant lui aussi l’idée d’enfermement, il dit craindre ceux qui mettent la main sur les frontières, sur les préoccupations actuelles du monde, pour les amener dans un laboratoire où ils trouveront des solutions satisfaisantes théoriquement mais inadéquates dans la pratique.

Quand j’insiste sur la frontière, je me réfère à la nécessité pour l’homme de culture d’être inséré dans le contexte dans lequel il travaille et sur lequel il réfléchit. Il y a toujours en embuscade le danger de vivre dans un laboratoire. Notre foi n’est pas une foi-laboratoire mais une foi-chemin, une foi historique. Dieu s’est révélé comme histoire, non pas comme une collection de vérités abstraites. Je crains le laboratoire car on y prend les problèmes et on les transporte chez soi pour les domestiquer et les vernir, en dehors de leur contexte. Il ne faut pas transporter chez soi la frontière mais vivre sur la frontière et être audacieux.

Il ne s’agit donc pas d’aller aux frontières de l’église mais de rejoindre la vie qui est histoire afin de chercher des remèdes sur le terrain et non dans la seule théorie. Il faut bien aller sur les lignes de front de l’histoire pour y être acteurs avec les autres hommes. C’est bien d’élaborer une morale qui se tienne théologiquement mais que fait-on de la vie réelle ?

« Quand on parle de problèmes sociaux, une chose est de se réunir pour étudier le problème de la drogue dans une villa miseria, et une autre, d’aller sur place, d’y vivre, de comprendre et d’étudier le problème de l’intérieur. Il existe une lettre remarquable du Père Arrupe sur la pauvreté, adressée aux Centros de Investigación y Acción Social (CIAS, Centres de Recherche et d’Action Sociales), dans laquelle il dit clairement qu’on ne peut pas parler de pauvreté si on ne l’expérimente pas par une insertion directe dans les lieux où elle se vit. Ce mot d’“insertion” est dangereux parce que certains religieux l’ont pris comme un slogan et des catastrophes sont arrivées par manque de discernement. Mais il est vraiment important.

Il y a tant de frontières. Pensons aux religieuses qui vivent en milieu hospitalier : elles vivent aux frontières. J’ai beaucoup de gratitude pour l’une d’entre elles. Quand j’ai eu un problème au poumon à l’hôpital, le médecin m’a donné de la pénicilline et de la streptomycine à une certaine dose. La sœur qui se tenait dans la salle a triplé la dose parce qu’elle avait du flair (aveva fiuto), elle savait quoi faire parce qu’elle se tenait toute la journée auprès des malades. Le médecin, qui était certes compétent, vivait dans son laboratoire, la sœur vivait sur la frontière et dialoguait avec la frontière toute la journée. Tandis que domestiquer la frontière signifie se limiter à parler à partir d’une position distanciée, à s’enfermer dans son laboratoire. C’est certes utile, mais, pour nous, la réflexion doit toujours partir de l’expérience. »

Dans la pensée du pape il n’y a pas donc une frontière qui enserre l’église et où elle doit se porter, mais une multitude de frontières, de lignes de front dans le monde c’est-à-dire de situations limites, problématiques, sur lesquelles il faut se trouver sans se contenter de les examiner ou de les théoriser. Nous retrouvons ainsi l’image du ferment dans la pâte et de la communion de destin entre l’église et le monde, en particulier pour ce qui concerne les plus pauvres, les malades et les délaissés de la société.

Je trouve que ces paroles de François décrivent bien une église en marche avec la force de l’Esprit.