Branle

« Le monde est un branle pérenne » affirme Montaigne.

Cette conception rejoint bien notre perception actuelle d’un monde sans repères, sans certitudes, où tout bouge sans cesse au point de nous empêcher de comprendre, de maîtriser ce qui se passe et de nous laisser désarmés.

Montaigne ne semble pourtant pas un indécis se laissant emporter au fil des événements et des lectures.

Certes il écrit : « Mes conceptions et mon jugement ne marchent qu’à tâtons, chancelant, bronchant et choppant ; et quand je suis allé le plus avant que je puis si ne me suis-je aucunement satisfait ;  je vois encore du pays au delà, mais d’une vue trouble et en nuage, que je ne puis démêler. » Il refuse clairement toute certitude absolue, toute idéologie, il reste en recherche et tâtonne sans jamais se fixer définitivement.

Montaigne toutefois trace sa route, se construit au fil de ses expériences.

Pour illustrer son propos, il prend l’image de l’assiette que doit maintenir le cavalier s’il veut garder son équilibre. Quiconque s’est trouvé sans étriers sur le dos d’un cheval lancé au galop comprendra ce dont il s’agit. Surtout s’il débute, le cavalier s’efforce en permanence de retrouver son assise mise en danger par les mouvements du cheval, sa stabilité est à ce prix. Un jour, il le fera automatiquement comme on reprend son équilibre dans la marche, mais rien n’est jamais figé dans cet exercice où les mouvements du cheval et du cavalier s’harmonisent pour rester en relation.

Cependant, le but n’est pas d’éviter de tomber mais d’aller quelque part et là est la leçon de Montaigne. Le monde branle sans cesse et nous ne sommes pas beaucoup plus stables. On pourrait se fixer sur quelques idées et construire à partir d’elles une vision figée de l’existence mais alors nous perdrions le contact et nous construirions un monde artificiel ne correspondant bientôt plus à la réalité. Autant descendre de cheval ! Sans liens avec la réalité nous nous réfugierions dans un monde virtuel.

Une autre solution serait de renoncer à comprendre, de nous résigner à vivre sans repères dans un environnement fluctuant et dépourvu d’articulations. Le danger est alors de ne plus être un homme responsable, capable d’entreprendre sans se laisser emporter par les événements.

Montaigne nous propose de trouver notre assiette : dans un monde où tout bouge, il construit sa pensée et mène sa route. Mais il ne réfléchit pas seul : ses Essais sont truffés de références à des auteurs anciens ; son érudition est impressionnante. Grâce à ses lectures, il est capable de puiser dans le trésor de la littérature, de la philosophie, de la théologie…, des anecdotes et des remarques profondes qui l’aideront à enrichir ses positions. Cependant il n’est le disciple de personne. Sans jamais se fixer, il évolue selon les événements et le cours de ses réflexions. La lecture des Essais nous montre ses changements au fil des pages et de ses relectures mais il ne papillonne pas, il construit une pensée qui s’élargit sans cesse. Il passe par des contradictions qui l’amènent à changer de point de vue mais il creuse son sillon obstinément, il garde son assiette pour ne pas perdre le contact avec le monde et mener sa vie en honnête homme.

Notre époque a pris une conscience profonde d’un monde qui branle. Nous nous étions un temps constitué un réservoir de certitudes en prenant appui sur la religion, la philosophie, les sciences et toutes les sortes d’idéologies qui donnaient à notre monde une transparence trompeuse. Ces points fixes ayant volé en éclats, nous voilà désorientés dans un monde dont nous avons perdu les règles. Nous pouvons certes reconstituer des certitudes, nous mettre à la remorque de tel ou tel beau parleur qui nous laissera croire que des explications simples existent et que des solutions définitives sont à notre portée. À moins que nous abandonnions toute idée de maîtrise de notre existence en nous laissant ballotter au gré des événements, nous contentant de jouir des aventures qui passent.

Montaigne refuse de se laisser aller et répugne aux simplismes. Sans illusions, il ne renonce pas pour autant à une attitude responsable et raisonnée face à la réalité. Nous qui avons perdu beaucoup des assurances sur lesquelles nous nous reposions pouvons sans doute faire de même en trouvant notre assiette. L’essentiel n’est pas dans les certitudes mais dans le sens que nous décidons de donner à notre vie.