Humilité

L’humilité n’a jamais été le point fort de ma mère. Consciente de ses qualités, elle n’éprouve pas le besoin de faire preuve d’une fausse modestie en semblant s’abaisser devant les autres. J’ai pensé un moment que ce n’était pas chrétien et je crois maintenant qu’elle a raison : pourquoi ne pas s’exalter, après Marie, des merveilles que Dieu fait en nous et ressembler à Jésus devrait suffire. Bonne fête maman !

Après tout l’apôtre Paul nous demande simplement d’avoir entre nous « les dispositions que l’on doit avoir dans le Christ Jésus : lui qui était dans la condition de Dieu, il n’a pas jugé bon de revendiquer son droit d’être traité à l’égal de Dieu ; mais au contraire, il se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur. Devenu semblable aux hommes et reconnu comme un homme à son comportement, il s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à mourir, et à mourir sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé au-dessus de tout ; il lui a conféré le Nom qui surpasse tous les noms. » Philippiens 2.

Jésus se savait de condition divine ; il était conscient de ce qu’il valait, utilisait son pouvoir de guérison, sa force de séduction, la puissance de son message… Il a rejoint notre humanité sans renier sa filiation.

Son abaissement comme son humilité ont pour seule origine l’obéissance au Père : il ne parle ni n’agit en son nom propre puisqu’il fait toujours la volonté de celui qui l’a envoyé et c’est en cela qu’il faut chercher à lui être semblable. Si prétendre ne rien valoir est une hypocrisie, il est essentiel de reconnaître les sources d’où nous tirons nos richesses : les hommes, la terre, Dieu. Être humble consiste à dire : « tout ce que je suis je l’ai reçu et j’y suis fidèle ». Chercher à retrouver l’origine de ce qui nous constitue intimement, sans se l’attribuer, est le projet de la véritable humilité. La démarche va à l’encontre des efforts de ceux qui cherchent à retrouver leur « nature profonde », leur « identité véritable », ce qui fait d’eux des « êtres uniques » alors qu’ils sont d’une triste banalité.

J’ai dans la tête l’image prise par Michel Serres dans le prologue de son livre Le Tiers Instruit. Il y met en scène un Arlequin qui, se rendant compte qu’il est habillé de pièces et de morceaux, retire son vêtement pour se débarrasser de ce qui n’est pas lui. Mais sa peau est aussi bariolée que son habit et se l’arracher l’amène à constater que, jusqu’au plus intime de lui-même,  il est constitué d’éléments dont il a hérité. Comme avec un oignon, il n’y aura plus rien quand il aura enlevé tout ce qui lui vient d’ailleurs alors qu’il recherchait le noyau dur de son individualité. La vraie humilité est là : s’accepter comme fils, au carrefour de relations multiples et fruits de ses interactions. Obéissant et reconnaissant.

Michel Serres aurait pu laisser son Arlequin en l’état, désespéré d’aboutir à une impasse au terme de ses tentatives de dépouillement, sans essence propre. Mais voilà que son Arlequin se change en Pierrot : au lieu de nier ses origines, il a réussi à en mêler les couleurs, à les faire passer par son prisme personnel pour les transformer en un blanc éclatant. Jésus lui aussi s’est montré transfiguré aux yeux de quelques-uns de ses apôtres et à notre tour nous avons à combiner ce dont nous avons hérité pour construire un être unique. Si la véritable humilité consiste à reconnaître d’où nous venons, notre tâche d’homme consiste à en faire une œuvre à nulle autre pareille : nous ne sommes pas la seule résultante d’une série de circonstances.

Cependant, l’aventure de notre vie ne s’arrête pas là. La transfiguration n’est qu’une anticipation de ce qui nous attend. Jésus, en s’abandonnant complètement entre les mains du Père, a été ressuscité par lui. De même, nos efforts pour devenir une personne seront portés jusqu’à une réalisation totale par celui qui nous donne la vie qui ne finit pas. En acceptant que notre origine soit ailleurs nous entrons en plénitude dans le mouvement divin qui ne connaît pas de limites. L’humilité est la vraie source de la vie.
pierrot