paume

Pour parler du dialogue Montaigne prend l’image du jeu de paume, ancêtre du trinquet, du tennis… Un trinquet est plein de pièges avec les quatre murs utilisables, le toit de la galerie sur lequel roule la pelote et le filet qui la piège, sans compter le tambour, saillie dans le grand mur qui donne à la balle des effets difficilement prévisibles. Une bonne image du monde dans lequel nous vivons dont nous prévoyons mal les rebondissements. Si nous parvenons rarement à nous réjouir des inconnus de la vie actuelle les effets de la balle en trinquet font partie du plaisir de l’exercice. Le but du jeu est bien sûr de gagner mais l’échange se doit d’être équilibré. J’aimais bien la diversité de l’exercice et les étranges rebonds de la pelote mais je n’ai jamais atteint un niveau suffisant pour que l’on ait longtemps envie de me prendre comme partenaire. Montaigne prend cette comparaison pour développer l’importance de l’équilibre dans l’échange entre personnes.

Dans un monde qui n’est pas transparent a priori, aucun dialogue, selon lui, n’a d’intérêt si l’on ne se trouve en face d’un partenaire respectable parce qu’il résiste et capable, par ses remarques, de faire avancer le débat. Le but n’est pas de réduire l’autre pour l’amener sur notre terrain. Montaigne est loin du Socrate de Platon qui, sûr de posséder la vérité, limite l’échange à une série de manœuvres tendant à déstabiliser l’autre et à l’amener progressivement sur ses positions. Socrate n’attend rien de neuf du débat puisqu’il est celui qui sait. Il se compare à un accoucheur de la vérité, un accoucheur qui saurait tout de l’enfant à naître. Il se pourrait que Platon ne soit pas autant dans la certitude qu’il le laisse entendre et que les divers protagonistes de ses dialogues disent aussi quelque chose de ses positions mais cela est une autre question.

D’une manière semblable, les communicateurs d’aujourd’hui font peu de cas de l’intérêt de l’échange : l’emballage soigné rend leur produit attrayant sans que la qualité soit la référence ultime. Ils ne croient pas à la force de la vérité : la « com » est une façon de s’adapter aux attentes de l’autre, en les manipulant s’il le faut. On ne tient compte de lui que pour faire passer une marchandise ; il est un consommateur, pas un partenaire. L’église n’a pas manqué de tomber dans l’un et l’autre de ces travers : quand elle prétendait posséder seule la Vérité ou qu’elle se contentait de modifier la présentation d’un message valable pour tous en l’état. Plût au ciel que l’imparfait soit toujours de mise !

Notre époque, par ailleurs, privilégie la performance. L’écrasement de l’adversaire, voire son élimination, sont le but à atteindre. Le plaisir de jouer laisse la place au désir de vaincre. Les soi-disant débats politiques sont en général de ce type : chacun, parce qu’il pense avoir raison ou tente de le laisser croire, cherche à effacer l’autre et le choc du réel n’est plus pris en compte. De telles confrontations amènent rarement du neuf. Comme chez Platon, le but est de déconsidérer l’adversaire en le mettant devant les contradictions de son seul discours. Les débats démocratiques constructifs ont lieu ailleurs, loin des caméras.

Le dialogue est toujours difficile avec ceux qui pensent qu’il n’y a pas de vérité en dehors d’eux mais il n’est pas plus aisé avec ceux qui n’ont pas d’opinion, pour qui toutes les idées se valent : « chacun a sa vérité »… Impossible avec eux d’aller de l’avant, ils sont comme un adversaire trop faible qui laisse passer les balles sans réagir.

L’échange n’est pas plus constructif avec ceux qui préparent leur coup par avance : ils ne sont pas au jeu. Enfermés dans leur logique ils pensent à leur réplique au lieu d’entrer dans l’argumentation de l’autre. Comme ils cherchent à mettre mat leur adversaire ce sont de bons joueurs d’échecs mais de piètres débatteurs parce qu’ils ne tiennent pas compte des propositions de celui qui leur fait face. Un vrai débat suppose l’ouverture à une pensée différente et l’a priori que la combinaison de plusieurs approches peut être profitable pour tous parce que le but ultime est la prise sur le réel.

Montaigne refuse donc deux rôles qu’on voudrait lui faire endosser : il ne sera ni maître ni disciple. Il n’est pas démobilisé pour autant puisqu’il participe au jeu. Il est en quête de partenaires avec qui échanger des balles d’une manière constructive parce qu’il y a des choses à découvrir, un sens de la vie à trouver, à construire plutôt, un monde qui peut évoluer.

Le croyant n’est pas dispensé des règles du jeu. Quelle que soit la force de ses convictions, il sait que Jésus a dû entrer en humanité pour nous délivrer le message qui nous fait vivre. À sa suite, il serait suicidaire de faire l’impasse sur le caractère humain de notre foi. Nous ne venons pas d’ailleurs et ce monde est notre monde avec ses potentialités et ses limites. C’est dans l’aujourd’hui que Jésus se révèle et c’est là que nous avons à chercher des traces et des germes du Royaume en passant régulièrement, comme lui, les limites de notre église ; la Vérité ne nous appartient pas, nous sommes dans la Vérité quand nous sommes dans le Christ avec nos frères. Si notre monde ne trouve pas grâce à nos yeux, si nous pensons ne rien avoir à apprendre de lui, il ne faudra pas nous étonner s’il nous rejette comme un corps étranger. Notre engagement à la suite du Christ ne sera crédible que si, dans le dialogue, nous faisons la preuve qu’en vivant de lui, nous comblons mieux que par toute autre voie les espérances que nous avons en commun avec le reste de l’humanité. Notre bonheur est la meilleure preuve de la résurrection du Christ. Nous jouons au même jeu que nos frères, avec les mêmes règles. Nous sommes là pour les inviter à jouer avec nous et ils nous rejoindront s’ils voient que cela peut les faire grandir en humanité. Avec la grâce de Dieu…