Selon l’un des mes amis qui avait eu de graves problèmes avec l’alcool, la sortie de ce mal était impossible tant que l’on n’avait pas perdu l’ensemble de ses illusions. Les alcooliques, mais ils ne sont pas les seuls, ne manquent pas de bonnes raisons pour éviter de prendre leur problème à bras le corps : "ce n’est pas si grave", "je peux m’arrêter quand je veux", "personne ne s’en rend compte"… Cet ami me disait que ce n’est qu’au moment où il a accepté de reconnaître la gravité de son état qu’il a pu prendre le chemin de la sortie, comme un nageur pour remonter à la surface donne un coup de pied au fond de la piscine.
À la manière des alcooliques, notre espérance, pour ne pas bâtir sur le sable, doit pareillement se débarrasser des espoirs qui l’encombrent.
Désespoir ou désillusion, la frontière est mince. Se libérer de nos illusions est une évidence puisque le terme évoque par lui même les fausses pistes dans lesquelles il est vain de s’engager. Mais est-ce suffisant ? Qu’en est-il de nos espoirs souvent légitimes ?
Le danger est que nos espoirs, voire nos espérances particulières, nous détournent des axes fondamentaux de notre vie. Bien agir dans l’espérance d’obtenir soit une récompense, terrestre comme céleste, soit une reconnaissance que nous méritons ou simplement l’estime de soi fait partie des ressorts de nos actes.
Nous exagérons cependant notre importance et, de ce fait, nous risquons abandonner des initiatives si elles ne sont pas suivies d’effets satisfaisants à nos yeux. Quand nous soutenons notre prochain en espérant le transformer, sans y parvenir, nous abandonnons, persuadés que nos efforts sont vains. Si malgré nos engagements, nous estimons que la société régresse, le risque est de se dire que nos efforts sont vains, comme si l’avenir se jouait dans l’immédiat. Si je prie un Dieu qui reste sourd vais-je garder la foi ? Les exemples ne manquent pas où les déceptions que nous éprouvons nous conduisent au découragement. Nous avons besoin de réussites manifestes. Il serait peut-être urgent de nous libérer de nos espérances : celle qui nous concernent, qui concernent les autres et la société pour agir plus librement, conformément à nos choix, sans nous polariser sur les résultats. Nos espérances comptent moins que l’activité quotidienne au service du bien commun, qu’elle soit ou non suivie d’effets immédiats.
Nous sommes persuadés aussi que quand nous posons des actes justes, en nous conduisant selon l’Evangile par exemple, nous devons nous sentir bien, en retirer des satisfactions et même une reconnaissance de la part de notre entourage. Or il arrive que les justes ne soient pas heureux, que les bons chrétiens ne soient pas reconnus, que certains se voient reprocher le bien qu’ils ont fait. Nous avons beau prétendre que cela ne nous touche pas, nous ressentons comme une injustice le fait de ne pas recevoir le fruit de nos efforts soi-disant désintéressés. Parce que nous oublions la finale des Béatitudes, la désillusion risque de nous détourner de nos choix de vie.
D’où l’importance d’aller jusqu’au désespoir qui n’est pas, on l’aura compris la perte de l’espérance mais au contraire le recentrage sur les espérances fondamentales de la vie. Le désespoir en question n’est ni l’acédie, ni la déprime, ni le désir de se retirer de la vie.
Ce type de désespoir suppose que je ne fasse pas le bien pour gagner quoique ce soit mais parce que c’est normal et que cela correspond à mes choix de vie fondamentaux. J’aime mon prochain parce qu’il est digne d’être aimé par nature, même s’il n’est pas aimable. J’aime Dieu non parce que je pense en retirer un quelconque avantage, mais parce qu’il est la source de ma vie et que je crois en son amour. Je le prie parce que j’ai envie de lui partager mon existence, de lui parler, de me remettre dans sa mouvance, sans rêver d’en tirer l’un ou l’autre bénéfice. Même s’il se croit incapable d’un tel désintéressement, c’est du moins dans ce sens que le chrétien cherche à aller.
Je suis marqué depuis longtemps par le "il faut" que l’on rencontre souvent dans l’Evangile. Il y a des actes qu’"il faut" que je pose, que cela me plaise ou non, que j’en ai envie ou non, que cela m’apporte ou non un avantage. Je le fais parce que c’est humain ou chrétien, je le sais par mon éducation, du fait de mes engagements. Je le fais ou non mais je sais que je devrais le faire. J’ai le souci de l’efficacité sans penser que l’avenir dépend de mes actes, en prenant simplement ma place dans une histoire qui me dépasse.
Ce n’est plus de l’ordre de ce que j’espère à partir de mon point de vue, mais de ce qui s’impose à moi comme de l’extérieur, du fait d’une tradition à laquelle j’adhère. Libérer mon espérance consiste alors à me libérer de mes envies, de mes espoirs, de mes besoins, de mes idéologies, afin de me couler dans un mouvement, qui n’est pas sans rapport avec ce que je sais, je crois ou j’espère, mais qui mettra peut-être des siècles à aboutir, dont je vois déjà des réalisations mais qui ne trouvera son achèvement qu’en Dieu, dans son Royaume.
Les évangiles témoignent de ce souci chez Jésus. Ils mettent régulièrement l’accent sur l’incompréhension de la foule et des disciples. Tous sont habités par l’espoir que la venue du Messie va changer le monde. Ils ont des besoins tout à fait légitimes : manger, boire, être guéris, renverser l’oppression. Jésus répond à leurs attentes par compassion tout en cherchant à les décevoir. Il guérit mais interdit qu’on fasse de la publicité autour de ses talents de thaumaturge, il donne à manger mais éloigne ses disciples et part seul dans la montagne quand on veut le faire roi, il répète à l’envie à ses disciples que son Royaume n’est pas de ce monde ce qu’ils ne comprennent pas jusqu’au moment de l’Ascension. Il cherche à décevoir leurs espoirs pour les orienter vers la vraie espérance : celle du salut, du Royaume qui vient. Il leur faudra assimiler le scandale de la croix pour qu’ils acceptent de laisser de côté leurs espérances terrestres. Et encore, l’église ne s’en est pas vraiment affranchie…
Jésus a connu également le désespoir. Tout le monde ou presque l’a renié, abandonné au moment le plus tragique. Le Père lui-même était absent lors de l’agonie. « Pourquoi m’as-tu abandonné », ces paroles expriment le sentiment tragique de celui qui a perdu ses repères, tous ses espoirs, même en Dieu. Il fallait que Jésus aillent jusque là. Il se remet ainsi totalement entre les mains de son Père "non pas ma volonté mais la tienne", sans rien retenir en propre, et nous donne l’Esprit. Le dessaisissement complet de ses espérances personnelles lui permet de s’abandonner complètement à sa source. C’est pourquoi le Père le ressuscite : il n’y a plus aucun obstacle à sa volonté. À nous de tendre dans la même direction.
C’est sans doute le sens du dernier message que m’a transmis Henri :
"L’espérance pour moi, c’est tenir debout et marcher avec une canne, même dans le lointain.
Faire le corps du Christ sur la terre.
Emerveillé par le travail de santé de tous. Faire qu’un bon esprit règne dans les hôpitaux.
La paix et la justice dans le monde"
Marcher dans le lointain, oublier son espérance propre pour entrer dans l’espérance du monde et de Dieu. Reconnaître que la vie nous vient par les autres et par Dieu.
Ressusciter.
