Du sacré à  la foi… et retour

 

L’histoire des religions a connu trois périodes : celle de l’omniprésence du sacré, celle des monothéismes qui ne voient le sacré qu’en Dieu, celle enfin inaugurée par Jésus. Les trois étapes se succèdent sans disparaître.

Le sacré

Au commencement, quand l’homme était encore en promesse, il s’arrachait avec difficulté à l’emprise de la nature, à son animalité. Les progrès de sa conscience lui ont permis de prendre progressivement ses distances par rapport à son milieu et ce qu’il a vu avait de quoi l’inquiéter. Le monde était plein de menaces dont il fallait se prémunir. C’était comme si quelqu’un voulait s’en prendre à lui. Quelqu’un ou plus sûrement une multitudes de forces, pour la plupart hostiles ; le monde semblait habité d’êtres pourvus d’intentions malfaisantes. L’idée de sacré s’imposait : perception d’un environnement peuplé de mystère avec lequel il fallait composer.

Les religions traditionnelles, nées de cet imaginaire, marquaient toutes les dimensions de l’humanité en devenir. Les relations sociales, les coutumes, la solution des conflits, les rapports avec la nature participaient au sacré, les peurs s’apaisaient par l’apprivoisement des puissances obscures, les récits des origines permettaient aux communautés de se constituer et de se donner un sens par l’élaboration de mythes. Le profane n’existait pas.

Ces religions, fourmillant de dieux et de génies, ancraient les hommes dans la nature, sans rupture de continuité. Elles crédibilisaient les stratégies d’évitement des dangers venus des puissances des ténèbres, elles les rendaient favorables quand cela était possible.

Les monothéismes

La première grande rupture avec ces conceptions religieuses est venue des monothéismes. Celui qu’a tenté d’imposer Akhenaton en égypte, sans lendemain, et surtout celui de la tradition judaïque. Le livre biblique de la Genèse en est le parfait exemple. Rompant avec les récits des peuples environnants, il fait du Dieu unique le seul acteur de la Création. Il dépeuple le monde des forces mystérieuses : la terre, le ciel, le soleil, la lune et les étoiles sont des choses sans pouvoir particulier. Le ciel est une voûte à laquelle des luminaires sont suspendus et la terre perd sa magie, le monde est désenchanté, désacralisé. L’homme en est le gestionnaire et la porte est ouverte aux scientifiques et aux techniciens pour qu’ils s’en rendent maîtres, pour le meilleur et pour le pire. « Le grand Pan est mort » regrettait Georges Brassens.

En conséquence, Dieu prend sur lui toute la dimension du sacré : il est éternel, tout-puissant, parfait, immuable, omniscient…, tout ce que les hommes ne sont pas. À lui seul s’adressent les demandes de pardon, il n’y a que lui qui accorde des grâces puisqu’il est l’origine unique. Il est la source de toutes les lois, le grand patriarche dominant le monde dans ses moindres détails au point d’en devenir étouffant.

Autant les dieux des religions polythéistes calmaient les peurs et apaisaient les tensions dans les communautés, autant le Dieu unique est efficace pour contrebalancer les faiblesses humaines et combler les vides de nos interrogations et de nos petitesses. Il est conforme à la logique humaine en quête de sécurité et de perfections.

Un tel Dieu a d’autres avantages que de satisfaire notre intellect. Garant de la loi, il est par là-même le gardien de l’ordre et de l’équilibre de la société. Si, de plus, son pouvoir est transmissible à un groupe et à des personnes, ils s’en trouvent confortés en tant que participants de la puissance divine.

En contrepartie, ce Dieu gêne ceux qui se veulent libres : ils trouvent sa toute puissance encombrante, et ils estiment qu’elle correspond un peu trop à nos attentes pour ne pas être suspecte. Un Dieu, prétendument « tout-autre », qui s’ajuste à ce point à nos attentes est peu crédible pour beaucoup. En même temps, comment discuter s’il est vraiment comme ça ? Qu’il ne manque pas d’athées pour le remettre en cause, n’est pas une raison suffisante pour douter de son existence, d’autant qu’elle en arrange plus d’un.

Jésus

Quoi qu’il en soit, Jésus a introduit une rupture fondatrice dans l’histoire des religions. Il a déstabilisé les conceptions humaines de la divinité. Il n’est pas tout à fait le premier. Déjà Yahvé refuse de se définir devant Moïse et se contente de dire : « Je suis qui je suis » que l’on peut traduire aussi par : « Je suis qui je serai ». Dieu échappe à toute emprise et il se révèle dans une histoire, dans un long compagnonnage avec lui, à l’horizon de nos attentes.

Jésus poursuit dans ce sens en bousculant plusieurs piliers du monothéisme : la loi, l’unicité de Dieu et son impassibilité… Les Juifs de son époque ne l’ont pas suivi, ce qui lui a été fatal ; quant à l’Islam, il est revenu en arrière, ignorant la révolution chrétienne, à l’exception bien sûr des mystiques de toutes les religions, toujours ouverts à ce genre de perspectives.

À la place d’un Dieu qui s’impose, qui sature toute la réalité par son omniprésence, Jésus nous met en présence d’un Père qui ne nous demande que de l’aimer et d’aimer notre prochain. Débarrassés de l’emprise de lois qui étouffent, nous faisons l’apprentissage d’une liberté difficile, exigeante, mais qui fait appel à notre initiative. Dieu se fait discret, il se retire pour nous laisser de la place, comme dans la mystique juive. Au lieu d’être celui qui punit et qui récompense, il attend le retour du pécheur pour lui donner son pardon et le réintégrer dans son amour. Il ressemble moins à un garant de la loi qu’à une ouverture infinie qui nous invite à la découverte.

Bien plus, il souffre et il meurt en son Fils ce qui est étrange pour un immortel ; sans compter qu’il est trine ce qui choque les tenants d’un monothéisme pur.

L’église

Est-ce que les églises chrétiennes, la catholique en particulier, ont poursuivi dans la ligne de Jésus ? Clairement non et sans doute heureusement. Si certains êtres d’exception sont capables d’approcher le mode de vie de Jésus, cela est impossible pour une société humaine comme l’église. Cette dernière a repris à son compte des éléments typiques des religions. Elle a recréé une structure sociale forte, avec une hiérarchie, des lois et des dogmes,… et elle s’est appuyée sur la majesté divine pour asseoir sa légitimité et celle de ses alliés. Elle a rempli le vide, créé par Jésus, qui nous aspirait vers l’amour du Père, pour que la puissance de Dieu et celle de ses représentants s’impose à nouveau par son intermédiaire. Les sacrements dont elle a la maitrise sont devenus le chemin privilégié vers Lui, plus que l’attachement à Jésus. De ce fait, les nouveaux adversaires du mouvement lancé par Jésus ne seront plus les extrémistes religieux, comme de son temps, mais les athées gênés par cette toute-puissance qui ressurgit et fait obstacle à leur désir de liberté et d’autonomie.

Par un autre retour en arrière, le christianisme a réinvesti le domaine du sacré ; il a pris possession des tendances naturelles des hommes, de lieux et de pratiques magiques pour les orienter en sa faveur. On peut dire à nouveau qu’elle l’a fait à bon droit : l’homme peut difficilement se passer de ses racines païennes, il est en lien avec la nature, a un corps, une affectivité qu’il serait dangereux de négliger. Jésus lui-même était un homme.

Renonçant à une pureté suicidaire, elle a côtoyé des abîmes dans lesquels elle tombe chaque fois qu’elle oublie l’évangile. Si elle impressionne par sa faculté à renaître de ses cendres et à traverser les crises les plus graves, cela ne se fait jamais sans dommages même si elle en sort souvent renouvelée. Elle garde une part du vide essentiel, introduit par Jésus, qui lui permet de reprendre vie après chaque sclérose, chaque dérive et chaque trahison. Comme Pierre son premier chef, elle revient vers son Seigneur après chaque reniement et il la ramène à l’essentiel. Elle évite l’enfermement ultime dans la loi qui signerait son arrêt de mort. Aucun système ne survit comme elle parce qu’elle est autre chose qu’un système. Elle évolue lentement, en gardant en elle un jeu suffisant : l’inconnu de Dieu qui met en cause les échafaudages humains sans en nier l’importance. Elle a trop conscience de sa dépendance radicale pour tout miser sur une position unique. L’Esprit de Jésus reste en elle.

Elle garde sa plastique face aux intégristes qui font de l’étape du dogme l’essentiel de la foi et refusent le changement. Elle affirme, en donnant parfois l’impression du contraire, que la vérité est en Dieu seul. De même, elle est en recul par rapport à ceux qui confondent la foi avec l’émotion qu’ils éprouvent et à ceux pour qui le frisson du sacré est l’essentiel. Elle regimbe souvent quand des pouvoirs tentent de mettre la main sur elle.

Ce n’est pas toujours le cas, elle se compromet, trahit régulièrement celui qui est la source de sa vie, mais le concile Vatican II est un magnifique exemple d’une église qui accepte de se fragiliser, de retrouver ses racines, de briser les scléroses pour retrouver le souffle de son fondateur. L’élan retombe, il est retombé, il retombera… sans doute. Mais c’est quand l’église est faible qu’elle est le plus malléable au souffle de l’Esprit.

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