« Les idées que nous défendons : les vôtres. » Un vieux slogan du Front National que je trouve particulièrement juste, au moins pour ce qui me concerne. Je le regrette, mais, si je me laisse aller, je me découvre spontanément xénophobe, sexiste, homophobe et que sais-je encore. Depuis tout petit j’en veux à qui me pique mon goûter et j’éprouve de l’agressivité pour quiconque me dépasse. Je me méfie des voleurs de poules comme des mendiants et je trouve un peu suspect celui qui n’a pas de travail. J’ai du mal à entrer en relation avec quiconque porte le voile islamique ou avec un prêtre en soutane, deux sortes d’enfermement qui me repoussent. Je me laisserais même persuader par la logique des comparaisons entre le nombre des immigrés et celui des chômeurs. Je suis prêt à adhérer au Front National !
Heureusement je me retiens parce que, si je suivais ma nature, je ne serais pas très fréquentable.
Pour sortir de mon égoïsme et de mon inertie je dois me rappeler sans cesse que ce ne sont pas ces attitudes qui rendent heureux. Je me persuade que c’est en acceptant les autres et par mes rapports avec ceux qui m’entourent que je grandis, j’ai fait l’expérience que je me sens mieux quand je vis en solidarité avec d’autres. L’âge aidant, il m’arrive même de penser que je n’ai pas toujours raison, y compris quand je suis pleinement convaincu de ce que je pense. Je progresse !
Pour me détacher des idées du Front National et sortir du mélange d’idéologie et de pulsions primaires qui le caractérise, je dois faire appel à la raison, à la morale, au sens que je veux donner à ma vie. Inversement, je me rapprocherais de lui si je me laissais aller à ma nature, à mon animalité, si je venais à oublier que je suis un homme ; sinon sa logique est implacable, comme celle qui fait croire que seuls le pouvoir et l’argent apportent le bonheur.
Ceci dit, je ne suis pas si mauvais sans doute…, il m’arrive même d’avoir des réactions saines, semblant sortir du plus profond de ma chair ! J’ai été bouleversé par mon amour charnel pour ce frère pourtant si différent, je sens monter en moi des bouffées de joie devant la dimension humaine prise par certains Africains qui montrent la stupidité du racisme, j’ai été profondément heureux de rencontrer des personnes ayant réussi à dépasser les difficultés de leur vie ou qui redécouvrent l’espérance après un deuil, j’ai écouté avec intérêt des homosexuels me parler de leur amour… C’est peut-être cela la marque du salut offert par le Christ ou bien de la présence en moi d’une étincelle divine. Je ne suis pas qu’un animal, je suis un homme, qui plus est fils de Dieu.
J’éprouve par contre beaucoup de réticences quand j’entends ces personnes, souvent chrétiennes, déclarer tout de go qu’elles ne font pas de différences entre les personnes. À les entendre, elles sont partout à l’aise, avec n’importe qui, considérant spontanément chacun comme un égal. Fermer les yeux sur les différences, ne pas les ressentir, est aussi dommageable que de se bloquer sur elles.
Aucun amour vrai ne peut faire l’économie du passage par l’altérité, par l’affrontement à la différence de l’autre. Certes les amours naissantes se construisent sur des ressemblances séduisantes, mais l’autre ne tarde pas à revendiquer son autonomie. L’amour ne s’épanouit pas sur des illusions, il suppose que l’altérité, qui se manifeste de plus en plus fortement entre les partenaires, soit assumée. Il prend chair dans un dialogue incessant entre des différences à prendre en compte et une volonté de construire ensemble un avenir.
Au long de mes dix ans passés à Madagascar j’ai éprouvé, de plus en plus fortement et douloureusement, la distance qui me séparait de ce peuple, séduisant par ailleurs. Il m’a fallu passer par le deuil de la coopération, jusqu’à partir avec la conviction que le changement ne viendra que par leur énergie propre, puisée dans le fonds de leur culture et de leurs capacités, enrichi de ce qu’ils choisiront eux-mêmes dans le patrimoine commun de l’humanité. Savoir s’effacer pour laisser l’autre vivre…
Se sentir en empathie immédiate avec ceux qui nous entourent n’est pas la preuve d’un amour vrai ; dans le meilleur des cas, on y verra l’annonce qu’une relation est possible à condition de l’approfondir. Comme l’accès direct à l’autre nous est interdit, les chemins de la rencontre comportent deux phases.
- • La première suppose la sortie du rejet spontané que l’on éprouve vis-à-vis de celui qui est perçu comme différent. Les différences telles que la couleur de la peau, l’habillement, le sexe, les préférences politiques ou religieuses, la situation sociale, les modes de vie…, sont inessentielles puisqu’elles ne touchent pas le fond de l’individu. Il est possible de passer par dessus et de les gérer en consentant à faire passer la raison avant les répulsions animales.
- • L’affrontement à l’altérité radicale, qui est la deuxième phase, est plus rude parce qu’il touche au fondamental et n’apparait que dans les relations avec ceux que l’on aime. Loin de s’estomper au fil de la relation, la distance grandit au fur et à mesure que l’autre parvient à exister face à moi.
Dans un premier temps je commence à aimer quelqu’un quand je dépasse mes préventions à son égard, dans le second le sentiment de l’étrangeté de mon partenaire grandit du fait même que ma relation s’approfondit et que mon attachement se confirme. La ressemblance, comme dans le cas des vieux amants, viendra ensuite, lentement, sans recherche, au fur et à mesure des échanges entre des personnes qui conserveront toujours une grande partie de leur mystère.
"Tu aimeras ton prochain comme toi même", voilà qui ne va jamais de soi. Mais quelle aventure dont voudraient nous priver quelques esprits étroits !
Dieu nous garde des petits esprits.