Gay, marions-les

Devrons-nous bientôt célébrer des mariages homosexuels pour équilibrer les finances ? La question se pose eu égard à la baisse spectaculaire des mariages inscrits pour cette année ! Mais il parait que c’est à cause du chiffre 13…

Blague à part, c’est peut-être la vraie question : que se passe-t-il dans notre société où les institutions se fissurent les unes après les autres, où les principes qui structuraient notre monde tombent en désuétude, où les gens ont de moins en moins de repères. Des trois idéaux de la République : liberté, égalité, fraternité le seul qui subsiste est la liberté, comme revendication ultime, absolue, écrasant les autres.

Le changement de nom du capitalisme est en lui-même tout un symbole : on ne l’appelle plus que « libéralisme ». Il faut supprimer toutes les contraintes, nous dit-on, et laisser place à la nature qui saura tout équilibrer. Les principes moraux, philosophiques et religieux sont des entraves au marché, des idées rétrogrades qui, en faisant penser que l’homme a de l’importance et doit être respecté plus que tout, qu’il est l’élément essentiel de la société… sont un frein à l’essentiel : le développement économique. L’égoïsme, l’enrichissement personnel, le refus du partage sont érigés en vertus : c’est en pensant à soi et à son propre enrichissement, que le développement profite à tous. Merveilleux sophisme qui libère les consciences de ceux qui en ont encore une.

Ce principe posé, il ne reste plus qu’à détricoter ce qui nuit à la liberté individuelle : les collectifs, les solidarités, les lois protectrices. La foi chrétienne est un des gros obstacles dans la mesure où elle voudrait faire passer la justice avant l’argent, où elle croit en la dignité de chaque homme parce qu’il est fils de Dieu, où elle défend l’idée d’un dimanche qui ne serait pas un jour comme les autres, qu’elle proclame que la vie sous toutes ses formes est plus importante que le profit.

Les repères essentiels sont fragilisés jusque dans l’intime des personnes, jusqu’à la distinction homme-femme que l’on croyait à l’épreuve du temps et qui pose des problèmes à son tour. Ainsi, la théorie du genre distingue les différenciations physiques entre l’homme et la femme de la manière sociale dont elles sont vécues. Certes, on trouve cette nuance dès le livre de la Genèse puisqu’on y lit que Dieu créa nos premiers parents « mâle et femelle » ; les mots d’ « homme et de femme » ne sont employés dans le texte qu’à partir du moment où Adam et Ève prennent la parole pour échanger entre eux et avec Dieu. On ne peut le nier, c’est une quasi-évidence : le statut d’homme et de femme dépend des conditions sociales et varie selon les pays, les origines, les préférences religieuses… il évolue également au cours du temps. Impossible de définir d’une manière intangible ce qu’est un homme ou une femme.

Le pas supplémentaire qui est franchi aujourd’hui est pourtant préoccupant : le fait d’être un homme, une femme, gay, lesbienne, trans… serait un libre choix. On assiste au passage d’une détermination sociale à l’expression d’une liberté individuelle. Peut-être que ce n’est pas si grave et que ce questionnement participe au grand mouvement de libération des individus que certains saluent avec enthousiasme, mais cette remise en cause aggrave encore la perte des références à partir desquelles il est possible de construire une personnalité.

L’individu qui n’a plus de repères structurants se trouve obligé de reprendre ses choix en permanence sans pouvoir appuyer ses décisions sur des habitudes ou des permanences auxquelles s’accrocher ou contre lesquelles s’opposer. Il n’a plus que le vide face à lui, une ouverture qui donne le vertige. Il devrait tout choisir, même sa sexualité. Ces démarches supposent un engagement de tous les instants, difficile à assumer sur le long terme. Il est facile de rejeter des principes établis, de refuser les contraintes, de mettre en cause les valeurs portées par des traditions, beaucoup plus difficile d’en inventer des nouveaux. Ceux qui prétendent trouver en eux les ressources suffisantes pour guider leurs choix ou pour orienter leurs espoirs retombent en général dans des banalités désolantes. Comment être à soi-même sa propre origine ?

La plupart finissent par abandonner tout effort de rationalisation ou d’invention. La majorité de nos contemporains se laisse porter par les événements en prétextant la destinée, abandonnent leur vie à la loi de groupes guère plus structurés qu’eux. L’émotion devient la règle dominante, on agit selon ses envies. Le désir immédiat est institué en guide auquel il s’agit de se soumettre, on suit la ligne de la plus forte pente par paresse, par manque d’imagination, parce qu’on n’a pas envie de chercher plus loin ou autre chose. Si la réponse à la question : « à qui profite la désintégration des repères ? » est simple, il est plus difficile de savoir avec certitude si la dérive est inéluctable ou bien si l’on peut arrêter le processus.

L’église se trouve elle aussi devant cette alternative: doit elle croire à un retour des temps anciens ou bien s’adapter. Celles que l’on appelle les « communautés nouvelles » rejoignent nos contemporains, pris dans cette évolution, et ce dans deux directions différentes selon qu’elles adhèrent à l’une ou l’autre vision de l’avenir. Les premières satisfont les demandes de ceux qui sont captifs de leurs émotions messagères, selon eux, de l’Esprit Saint. Elles constituent de petits groupes chauds et fraternels, accueillants au moins pour ceux qui sont dans le même type de recherche. L’émotionnel ne favorise pas la stabilité des relations et met entre parenthèses les problèmes complexes, il attire des personnes qui manquent d’équilibre, mais il ouvre un espace appréciable de défoulement relativement structurant où les angoisses peuvent s’exprimer librement sous des formes religieuses. L’église aime bien également les assemblées de jeunes qui se réduisent à une succession d’épisodes forts émotionnellement, au cours de rassemblements où l’enthousiasme des foules tient lieu d’intériorité.

Les deuxièmes vont en sens contraire en utilisant la religion comme facteur structurant pour contrebalancer les fragilités individuelles. Elles se font les propagandistes du retour à une morale stricte, à la réception régulière des sacrements, à la participation aux communautés dominicales… Elles se distinguent des traditionnalistes par leurs aspects modernes : les célébrations sont animées, les chants joyeux, les méthodes d’évangélisation dynamiques, mais le discours est très exigeant : il faut se soumettre aux lois de l’église, obéir à la hiérarchie, adhérer aux dogmes sans discuter, s’astreindre à des prières régulières, être en permanence de vrais témoins de l’évangile. Cette rigueur est bien perçue par des gens en quête de certitudes qui acceptent d’entrer dans ce genre de moule. Des groupes se constituent avec des croyants ayant fait les mêmes choix. La cohésion de ces communautés permet à chacun de ses membres de se conforter. La fidélité des uns fortifie les convictions des autres, les pratiquants venus de divers horizons se regroupent entre semblables, s’appellent et se soutiennent. 

Le résultat est pourtant la constitution de groupes élitistes ; non qu’il faille des talents exceptionnels pour en faire partie mais parce que la démarche demande des choix radicaux qui vont à l’encontre de la tendance générale. Il faut de la constance pour y entrer et y rester confine à l’héroïsme pour ceux qui, en marge des lois de l’église, acceptent de s’y soumettre. Les propositions de l’un et l’autre groupe satisfont à certains des besoins de nos contemporains tout en laissant un goût d’inachevé. Comment s’adresser au grand nombre sans se contenter d’en appeler à l’émotionnel et en évitant l’embrigadement? 

Une question se pose à moi d’une manière lancinante : la crise que nous sommes en train de vivre est-elle temporaire ou non ? Est-ce qu’une fois celle-ci dépassée nous reviendrons à un équilibre ressemblant à celui qui a précédé ? Ou bien, est-ce que nous allons vers une situation inédite ? On peut toujours se conformer à l’air du temps ou bien au contraire essayer de résister en maintenant les valeurs traditionnelles, dans l’espoir de ramener un jour l’humanité dans le droit chemin. Mais si nous sommes en train de vivre un basculement radical, comment l’église peut-elle accompagner le mouvement ?

Certes, Michel Serres est toujours extrêmement positif devant les évolutions actuelles. La « petite Poucette » de son dernier livre n’a plus besoin d’être enseignée puisqu’elle trouve tout sur Wikipédia en se servant de ses deux pouces. Elle n’a plus besoin d’enseignants mais n’a-t-elle pas besoin de maitres pour la guider dans ses choix ? Est-elle capable de trouver seule un sens pour sa vie, d’organiser son existence de telle sorte qu’elle vive bien et trouve un bonheur à sa dimension ? En a-t-elle envie ? Est-ce nécessaire ?

Faire confiance signifierait que l’on pense que la déconstruction générale à laquelle nous assistons n’est pas la fin du monde, de la morale et de la religion, mais seulement la fin d’un monde, d’une morale et d’une religion. Cela supposerait non de lutter contre la tendance actuelle mais de l’accompagner en essayant de l’ensemencer avec l’évangile, ce que l’église a toujours essayé de faire historiquement avec les cultures qu’elle rencontrait.

Sans doute manquons-nous de confiance parce que nous sommes pris de crainte devant tout ce qui est en train de se perdre. Il y a de quoi ! Comment ne pas avoir peur de l’avenir quand on voit des jeunes sans repères, des adultes désorientés à cause de la précarité de leur existence, des travailleurs incapables de se défendre par manque d’organisation ou par ignorance ? Combien de personnes s’abrutissent dans le travail, dans des drogues diverses, ne pensent qu’à l’argent ou au pouvoir parce que seules ces solutions s’offrent à eux et leur paraissent possibles. La réaction logique serait de résister, de sauver ce qui peut l’être, de faire marche arrière, de proposer avec persévérance de revenir aux valeurs éprouvées par la tradition… ou de s’éclater avec Jésus. Et si c’était une cause perdue !

Je ne crois pas qu’il faille jouer les jeunes en mimant leurs comportements. Nous avons encore une colonne vertébrale autour de laquelle notre vie s’organise et il n’y a pas de raison pour que nous l’abandonnions même si elle semble décalée. Par compassion, il vaut mieux faire ce qui est encore en notre pouvoir, soulager les misères les plus criantes, matérielles ou spirituelles, aider ceux qui luttent d’une manière désordonnée par manque de formation, dire que la vie peut avoir un sens, proclamer notre foi dans le salut apporté par Jésus… Quand bien même nous serions des fins de race, nous avons à accompagner le mouvement sans nous y perdre, en attendant mieux !

Car la fidélité aux valeurs qui nous font vivre ne devrait pas nous faire perdre confiance dans l’avenir, dans la jeunesse, dans l’homme. S’ils sont en train de construire le monde de demain, et même si nous regrettons le nôtre, pourquoi refuser de croire qu’ils en sont capables ? Saint Augustin craignait le pire quand il voyait les barbares aux portes de l’empire, prêts à détruire l’ordre romain… quand Gutenberg inventait l’imprimerie, beaucoup sans doute regrettaient la qualité des copistes… Aujourd’hui, c’est l’ère numérique et à nouveau la désagrégation des structures traditionnelles. Nous avons de quoi avoir peur, mais qu’est-ce qui nous dit qu’un monde nouveau n’est pas en train de germer qui lui aussi aura besoin de la lumière des évangiles ? À nous de choisir nos combats. Notre foi nous invite à la confiance vis-à-vis des petits et des faibles. S’ils sont l’avenir du monde, n’ayons pas peur même si nous ne sommes pas rassurés !

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