Nous étions trois, à peu près du même âge, du quartier St Pierre, dans la même rue, à quelques maisons de distance. Christian est mort il y a dix ans et Guy vient de mourir. La mère de Guy et la mienne se rencontraient quand elles étaient enceintes. Enfants nous étions dans la même école depuis la maternelle. En primaire j’étais mieux classé qu’eux. Ensuite Christian est devenu un architecte célèbre, Guy un personnage important de la Poste et moi…
À la différence des « voyous » du quartier, nous n’avions pas le droit d’aller dans la rue ou de jouer au ballon contre la porte de l’église. Nous allions les uns chez les autres pour des batailles de pinces à linge dans la cuisine de Guy quand ses grands parents étaient absents, dans la cave de Christian ou dans le grenier, chez moi. Parfois des vacances ensemble au bord de la mer.
Entré à 14 ans au séminaire, l’internat m’a éloigné de mes amis de quartier, mais jusqu’au bout nous avons gardé une certaine complicité. J’ai célébré le mariage de l’un et de l’autre, j’ai célébré aussi leurs obsèques.
Peut-être que j’enjolive nos relations avec le temps. Nous ne nous voyions pas si souvent. Je crois pourtant que nous étions très proches. Il est vrai que nous habitions dans un quartier spécial, un de ces vieux quartiers où il y avait une vie, détruite par la spéculation immobilière. Un quartier mal famé que les bourgeois ne traversaient pas le soir. Il était même interdit aux Allemands pendant la guerre se plaisait-on à raconter. Plusieurs de nos copains d’école ont fait de la prison ou étaient pris dans divers trafics. Il y avait beaucoup de prostitution et des enfants dont les origines étaient mélangées. On entendait beaucoup parler espagnol. Le portugais s’est ajouté et plus tard l’arabe.
Bien qu’un peu à l’écart des « voyous », nous étions souvent avec eux et reconnus. Encore aujourd’hui quand on se découvre entre anciens de St Pierre, une certaine complicité s’installe et je suis fier quand une femme, outrageusement fardée, vient me faire la bise, ou qu’on essaye de se reconnaître quand nos noms respectifs nous rappellent des souvenirs.
Aucun de nous trois n’avait oublié ses racines, même Guy qui avait côtoyé les plus grands. Chacun était fier de son parcours.
C’est avec Guy que mes relations ont été le plus suivies. Malgré des éclipses, jamais nous ne nous sommes vraiment perdu de vue. J’aimais bien ces soirées passées chez Renée et lui à Paris, à Bordeaux, quand ils venaient me voir au Cap. Bavard, il me parlait volontiers de ce qu’il faisait, de son travail, de ses responsabilités et je l’écoutais. Il avait été heureux de m’inviter pour le lancement du timbre du phare et j’avais eu droit à de petits cadeaux. Nos rencontres étaient pleines de ces petits détails qui font l’amitié, de ces complicités qui montraient notre proximité profonde.
J’ai eu la chance de le revoir au cours de ses dernières heures de lucidité. Moments étranges où les plaisanteries servent surtout à masquer l’inquiétude, où on ne veut pas parler clairement de la mort qui approche alors qu’on ne pense qu’à elle. En même temps on ne veut pas se raconter d’histoire, dire que ce n’est pas grave, « tu vas t’en sortir ». J’aurais voulu prendre le temps, on avait tant de choses à se dire, j’avais tellement envie de lui demander ce qu’il ressentait, s’il avait peur ou s’il partait confiant. Il faut sûrement des conditions particulières pour se dire tout ça au moment de mourir.
On en est restés là. « Bon au revoir, on se rappelle ». Je l’ai embrassé, on a échangé un long regard en guise d’adieu et je ne l’ai jamais revu. Il me manque.