Parfaits !

Certaines règles et lois  ne souffrent d’aucune discussion comme les « 10 commandements ». Si on commence à tuer, voler, masquer la vérité… la vie sociale devient impossible et l’individu ne peut se construire. Ces obligations sont claires et relativement faciles à respecter au point qu’elles peuvent donner l’impression à celui qui s’en contente d’être un juste, en accord avec sa conscience et avec la société.

Il n’en est pas de même quand il est question d’amour. « Tu aimeras Dieu, tu aimeras ton prochain » supposent un investissement sans limite. D’ailleurs, ils ne font pas partie des 10 commandements donnés à Moïse selon Exode 20 où il n’est pas question d’amour. On trouve à leur place un ensemble de règles rigoureuses qui ne font pas appel à l’imagination, mais à des pratiques religieuses concrètes, facilement identifiables. Difficile de faire de l’amour un commandement comme Jésus l’osera !

D’autres injonctions posent également problème du fait de leurs contenus mal définis, tels sont les « péchés capitaux ». Par exemple, aimer les bonnes choses n’est pas un péché en soi. La gourmandise ne devient peccamineuse que passé un certain seuil, impossible à déterminer a priori, quand elle devient gloutonnerie ou quand le manger et le boire deviennent la raison de vivre principale. Ce qui, au départ, était une manière de profiter de la vie et de se construire se change alors en pratique destructrice de l’homme, mais à partir de quand ?

L’orgueil lui aussi est une bonne chose tant  qu’il est affirmation saine de sa personnalité et refus de se laisser dominer par son entourage. Mais, de même que la gourmandise, poussé à l’extrême, il se change en préoccupation exclusive de soi, en volonté de dominer qui habite celui qui se croit supérieur au reste du monde. L’orgueil devient alors un péché puisqu’il met à part l’individu et le prive des relations saines, bases de la construction d’un homme. Mais où est la limite ?

La démonstration est valable pour les autres péchés dits capitaux. Je vous renvoie à mon livre : Sorties de Violence.

L’autre particularité de cette catégorie de péchés est qu’on ne peut pas s’en débarrasser totalement sous peine de mort. S’il est vrai que leurs excès sont destructeurs, il est tout aussi vrai qu’ils sont le ressort de la vie humaine. Les Pères du désert en ont fait l’amère expérience : retirés du monde, à la recherche d’une vie ascétique entièrement tournée vers les choses d’en haut, ils ont cherché à se détacher de ce qui les rattachait à la terre et aux satisfactions corporelles pour ne vivre que de spirituel. Rejetant les affections humaines, les satisfactions matérielles, les relations qui les détourneraient de la prière… ils ambitionnaient de laisser à Dieu toute la place. Résultat : ils ont perdu le goût de tout, même des choses spirituelles. Ils sont tombés dans une apathie extrême qu’ils ont nommée acédie : dégoût de tout, même de l’amour de Dieu. En recherchant la pureté absolue, ils ont détruit le désir en eux et ont été pris dans une sorte de dépression les conduisant à relativiser jusqu’à l’engagement spirituel. Ils ont dû, pour sortir de l’acédie, abandonner leur désir excessif de perfection.

De fait, deux sortes de comportements religieux conduisent à la mort :

  • le rabougrissement : réduire le commandement d’amour à des règles précises qui l’enferment et l’étouffent et 
  • l’assèchement quand la quête de la perfection détruit l’élan vital, méprise le corps, stérilise la capacité à aimer. L’un comme l’autre dérivent d’une prétention inhumaine.

La suite de Jésus se joue au contraire dans la gestion de la double obligation qui consiste à se garder des pratiques étroites, celles que Jésus a reprochées aux Pharisiens, tout en vivant de l’amour dans une recherche constante et inventive de pratiques tournées vers le bonheur de l’autre et le sien propre. La pureté absolue est hors de portée du chrétien qui sait qu’il lui revient de s’efforcer à aimer en l’absence de cadres parfaitement établis. La plupart des religions et des morales laïques donnent des règles pratiques qui rassurent leurs adeptes. Se lancer à la suite de Jésus ressemble souvent à un saut dans l’inconnu, sinon dans le vide.

Le chrétien est invité à réinventer sans cesse des manières de vivre : il n’y a pas de loi immuable fixant ce qu’est aimer son prochain concrètement, juste des pistes fondatrices. Il est de ce fait un éternel insatisfait : non seulement il lui manque les règles dont l’observance lui permettrait de prétendre à la justice, mais, de plus, il reconnaît que ses agissements sont ambigus, jamais pleinement satisfaisants, que tous les actes qu’il pose pour suivre son Maître sont entachés d’imperfections. Comment assumer ses limites sans culpabiliser ? Jésus est tellement absolu dans ses injonctions qu’il est impossible de prendre sa suite avec l’assurance du parfait. Aucun amour n’est exempt d’égoïsme, d’intérêt, de vanité, d’orgueil, d’envie, sauf en rêve… et si on supprime ces défauts on supprime également l’amour. Ce dernier est un engagement vital, de tout soi-même, sans que l’on puisse séparer totalement le bon grain de l’ivraie.

En conséquence, le disciple de Jésus n’a pas honte de ses faiblesses. Libéré de la quête d’une impossible perfection, sa force d’amour l’invite à inventer avec constance des comportements nouveaux et à interroger ses agissements précédents. Sans règle contraignante, mais plein d’audace, conscient des impuretés de ses actes, il avance hardiment, délivré de l’illusion de l’idéal bien que tendu vers lui.

J’ai retrouvé cette contradiction en réfléchissant sur la violence dans mon livre Sorties de violence. Si René Girard a raison, on trouve le désir mimétique à la base de cette tendance inscrite en chaque homme et dans la société. Le problème avec le désir mimétique, très proche du péché capital qu’est envie, c’est qu’on ne peut pas s’en passer. Celui qui ne désire plus rien, qui n’est pas attiré par ce que sont les autres ou ce qu’ils possèdent, qui n’est pas intéressé par le fait de grandir, de progresser, de devenir meilleur, celui-là est proche de la fin. C’est l’envie qui fait que l’enfant se lève sur ses jambes, qu’il se met à parler, qu’il apprend… Toute notre vie d’homme est animée par le désir de devenir meilleur et le perdre est très mauvais signe, nous fait sombrer dans l’acédie qu’ont vécue les Pères du désert.

Le drame de notre humanité est que le ressort de sa vie et de son développement est en même temps l’origine de ses violences. L’enfant qui cherche à apprendre cherche aussi à arracher à l’autre le jouet qu’il désire. Comme les limites à ne pas franchir varient, nous sommes constamment entre le trop et le trop peu. La non-violence est elle-même une violence et heureusement : elle n’est pas le fait de mous. Inutile de rêver à un monde sans violence, seules les pierres en sont là. Nous ne pouvons qu’espérer l’orienter vers le bien de tous, surtout que, dans ce domaine plus qu’ailleurs, les limites manquent de netteté. Nous sommes pris définitivement entre notre désir d’exister et celui de faire la paix. À nous de faire notre deuil de la perfection immobile du granit et d’accepter notre condition humaine.

Nous accueillons l’injonction de Jésus : « soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » comme un horizon inatteignable en ce monde. Ce qui n’empêche pas cette utopie de stimuler notre désir et de nous inviter à faire preuve d’imagination quand il s’agit de nous aimer et d’aimer notre prochain. Mais malheur à celui qui prétend y arriver comme à celui qui désespère sur la route.

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