Moi qui parle beaucoup, qui fais régulièrement des discours plus ou moins religieux ou philosophiques, je crois être plutôt du genre silencieux, un « taiseux » comme on dit parfois, comme tous les hommes diront certaines ! J’ai du mal à briller dans les salons ou dans les vestiaires et cela ne me tente guère. Il me semble qu’il ne faudrait parler que lorsqu’on a quelque chose d’intéressant à partager.
J’ai tort bien sûr. La parole sert aussi de lien social et permet de maintenir une relation avec les gens, même quand on n’a rien d’important à se dire. « Bonjour », « ça va ? », « oui et toi ça va ? », « oui, il fait chaud ». Ce n’est qu’ensuite qu’on peut passer à autre chose, mais il faut passer par là. Quand je me retrouve seul avec mon père, j’ai bien conscience que l’on se force l’un et l’autre à se dire des choses alors qu’on se contenterait facilement de rester côte à côte sans rien dire. Il est important de faire l’effort de sortir de soi. Il arrive même qu’on finisse par se parler…
Mais je me lasse rapidement des bavards. Ils sont intéressants la première fois, quand on découvre ce qu’ils ont à dire. Ça ne dure pas, ils sont vite obligés de se répéter ou de débiter des banalités, on ne peut pas être intéressant à jet continue. Par contre, en société, ils font un fond sonore pratique pour ceux qui n’ont pas envie de faire du bruit pour rien. J’apprécie de me retrouver avec des amis, dans une ambiance chaleureuse, pris dans les bavardages, simplement heureux d’être ensemble, sans avoir besoin de faire des effets.
Ce qui est sûr, c’est que je déteste la polémique. Elle est souvent stérile et sans fin. Je préfère me taire face à quelqu’un qui s’obstine à défendre son point de vue sans écouter le mien, surtout s’il s’agit de sujets que je juge sans importance. Et quand le débat est grave, je me tais également une fois que j’ai donné mon avis, en espérant, orgueilleusement, que ce que j’ai dit fasse son chemin chez l’autre, à la réflexion. Enfin j’essaye de me taire car il m’arrive aussi de me laisser prendre dans des arguties stériles.
Le pire est quand la parole s’affole, quand chacun est bloqué sur ses positions et s’obstine à les défendre. Le dialogue devient vite impossible parce que la moindre parole est enveloppée par les présupposés de celui qui les entend, elle est disséquée, analysée, faussée, détournée, l’amitié fait place à la haine. Chacun est jugé avant même qu’il ouvre la bouche, ce qu’il dit est suspecté, il est pris dans des procès d’intention. Très vite il n’y a plus celui qui a raison et celui qui a tort, tout le monde est enfermé dans son discours et la discussion ferme les portes au lieu des les ouvrir. La relation est en danger.
Il devient alors urgent de se taire et d’abandonner la partie. Ce n’est pas facile parce qu’on hésite à passer pour un faible, on aurait encore des arguments à défendre, il reste des témoignages que l’on aimerait bien mettre en avant, on est sûr de son bon droit. Se taire en essayant de préserver l’essentiel.
La vérité est moins importante que l’amour. Il vaut mieux sauver une relation en mettant nos certitudes en veilleuse plutôt que de rompre avec un frère parce qu’on est sûr de son bon droit. La fermeté ne doit jamais aller jusqu’à la rupture radicale, au moins dans les relations habituelles. C’est cela sans doute « aimer ses ennemis ».
Dans la Bible, l’histoire de Joseph, vendu par ses frères, est instructive. Il suffit de quelques instants pour se fâcher, pour rompre une relation, pour laisser la haine l’emporter sur les liens fraternels. Il est long, par contre, le travail de réconciliation. Il faut des années pour reconstruire les liens défaits, la distance est devenue tellement grande que les frères ne reconnaissent même plus celui qu’ils ont vendu. Joseph est obligé de leur ouvrir les yeux pour qu’ils refassent le chemin jusqu’à lui. Le pardon est relativement facile, mais il ne rétablit pas d’un coup les relations qui ont été rompues. Il faut réapprendre à vivre ensemble, à trouver de nouveaux chemins pour s’aimer.
Le « gentil » est celui qui accepte de passer pour un imbécile, au moins pour un temps, plutôt que d’affirmer sa supériorité et de revendiquer son bon droit. Il n’abdique pas devant le plus fort, ne se rallie pas à l’opinion majoritaire, mais préfère laisser le temps faire son œuvre en pensant qu’il va évoluer et les autres aussi. On ne lutte pas contre la violence, on en sort en invitant les autres à faire de même. Le Royaume se construit peu à peu. Il est vain de croire que l’on pourra hâter sa venue par la force.
