Cette perspective nous perturbe au point de nous conduire à multiplier les manœuvres pour en nier l’échéance. Nous allongeons autant que possible notre durée de vie, même au prix d’une triste fin dans une maison de retraite. Les enfants sont censés poursuivre la vie de leurs parents, sauf, qu’heureusement pour eux, ils ne tardent pas à prendre une route qui leur est propre. Les plus prétentieux d’entre nous prétendent laisser une trace dans l’histoire ou dans les mémoires bien que les œuvres aient une vie de plus en plus courte et que les souvenirs ne survivent guère à quelques générations.
Le rêve le plus persistant est celui de l’âme immortelle. Comme il est facile de constater que notre corps physique n’a pas beaucoup d’avenir, nous sommes portés à espérer que notre dimension spirituelle, que nous appelons âme ou esprit, a plus de chance de passer la mort. Comment accepter que nous pourrions cesser de penser, d’être présent à notre monde ? Alors pourquoi pas une âme immortelle ? De plus, ce serait pour nous une manière d’avoir prise sur notre avenir, de ne dépendre que de nous-mêmes pour ce qui est de la vie après la mort. « Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver », le salut dépend de moi.
Or nous sommes totalement dépendants bien que nous tentions obstinément de l’oublier. Dépendants de la terre qui nous porte et nous nourrit, dépendants des hommes qui nous ont amené à l’existence, qui nous ont formés et qui nous permettent encore de vivre, dépendants de Dieu qui nous donne la vie sans cesse. Où est l’autonomie que nous revendiquons alors que nous avons reçu en héritage tout ce que nous sommes, ce que nous pensons, ce que nous sommes capables de faire ?
Saint Augustin le dit joliment : Dieu n’avait rien pour mourir, alors il s’est fait homme en Jésus afin de mourir pour nous ; nous n’avons rien pour vivre, alors il nous donne sa vie. Dieu a voulu connaître la mort pour nous apprendre la vie.
Nous n’avons rien en propre d’éternel. La seule possibilité offerte est de vivre de ce que nous recevons de la terre, des hommes et de Dieu, de l’organiser à notre façon, de profiter au maximum de ces liens qui nous permettent d’exister et de nous développer.
Il n’y a rien d’immortel en nous, rien qui puisse, par lui-même, résister à la mort, nous ne sommes qu’un produit en constante élaboration et qui serait voué à disparaître à tout moment s’il n’était pas maintenu par un faisceau de relations. L’âme immortelle est un mythe. Il n’en est guère question dans les évangiles où le mot désigne plutôt notre personne dans son unité.
L’important est de chercher ce qui est essentiel dans nos vies, ce qui en constitue la chair. Il s’agit sans conteste des liens que nous tissons avec notre entourage, de ce que nous construisons ensemble, du monde que nous tentons de mettre en place non pas seuls mais avec d’autres, modestement mais obstinément. Rien d’abstrait dans ces relations puisque ce sont nos parents, nos amis, les éducateurs qui nous ont formés, les personnes qui nous ont servi de référence au cours de notre existence, les proches avec qui nous avons fait un bout du chemin comme ceux qui sont à nos côtés de longue date. On appellerait cela l’amour si ce n’était pas un terme autant galvaudé. Pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit, de ces gestes d’affection, de solidarité, ces moments où l’on donne et on reçoit, où l’on s’oublie pour faire de la place à l’autre, ces gestes de respect pour la planète et ces élans qui nous poussent vers Dieu. Là est la chair de nos vies parce que rien n’est plus important que les moments où nous refusons la violence, où nous nous faisons proches des petits et des opprimés, où nous menons à bien des projets qui marquent notre environnement, où nous avançons dans le pardon de celui qui nous fait du mal, quand nous dépassons nos petitesses pour nous réconcilier, bref quand nous aimons.
Notre chair est formée également des moments forts qui ont marqué notre histoire. Moments d’enthousiasmes quand nous grandissons, moments de désespoirs quand nous nous séparons d’êtres chers ; temps d’hésitation quand il s’agit de choisir, rencontres uniques de l’enfant ou du différent à accueillir ; moments où le coude à coude avec nos proches nous montre que nous sommes en train de construire quelque chose de grand ; temps d’extases émerveillées devant la beauté de la Création, des hommes en particulier, devant la beauté de l’amour de Dieu qui se manifeste dans les écritures ; moments de fêtes ou de solidarité, de fraternité quand les frontières s’estompent et que nos propres limites se fissurent pour laisser entrer du neuf…
Ces temps forts appartiennent au passé et pourtant il suffit de les évoquer pour que l’émotion nous envahisse, ils refont surface parce qu’ils constituent notre personne dans sa structure fondamentale. Ils nous appartiennent tout en étant plus grands que nous parce qu’ils sont les périodes où nous avons touché au Royaume promis par Dieu où nous en avons vécu une bribe, comme dans un éclair. Nous ne pensions pas en être capables et pourtant nous l’avons fait, emportés par plus grand que nous, par un enthousiasme qui nous a fait prendre conscience de ce que nous pourrions être, une fois débarrassé des limites qui nous enserrent, nous nous sommes approchés fugitivement du projet de Dieu sur nous et sur le monde. Ces petits moments, mis bout à bout, ont formé ce que nous sommes. Voilà ce qui est à sauver.
« Le meilleur dans la vie ce sont les frissons » écrit Goethe. Je suis tout prêt à le croire parce qu’ils sont le signe que quelque chose grandit en nous, que des déclics importants sont en train de se faire. Même sans lendemains, ils montrent que nous sommes touchés dans notre chair, que quelque chose est en train de se façonner en nous. Il y a en nous plus grand que nous, il nous arrive d’en goûter les prémices.
Une âme désincarnée est difficilement imaginable et, somme toute, assez peu intéressante si elle ne reprend pas l’essentiel de notre vie alors que c’est le cas de notre chair. À quoi bon un esprit s’il n’est pas animé de ce qui a fait mon histoire, s’il n’est pas nourri de mes relations, de mes amitiés et de mes amours, de mes besoins et de mes envies, de mes évolutions, de mes réussites et de mes échecs, de ce que je suis parvenu à construire avec d’autres, des frémissements de ma chair ?
J’aspire à sauver l’essence de ma vie, ce qui en est la chair. Mais pour y parvenir, je refuse de me contenter de quelques efforts désespérés pour en retenir des bribes en vue d’une pérennité dérisoire. Il est vrai que l’entreprise me dépasse mais je peux compter sur ce Dieu d’amour qui, parce qu’il m’aime et ne saurait m’oublier, sauvera ce que j’ai vécu grâce à lui et en lui. Jésus-Christ est mort pour nous, mais Dieu l’a ressuscité, il n’a pas retrouvé la vie de lui-même. Il en sera ainsi pour nous : Dieu, comme en cadeau, redonnera la vie à notre chair mortelle, tout entière vouée à la mort.
L’âme n’est pas un élément séparé dont la propriété spécifique serait d’être promise à l’immortalité, elle est notre être tout entier pour autant qu’il est pris dans l’amour de Dieu et en rapport avec lui. Celui qui aime est né de Dieu et il vit de Dieu parce que Dieu est amour dit Jean. Dès que nous laissons de la place à l’amour, nous laissons la place à Dieu, nous vivons de lui avec nos frères et cette relation est immortelle parce que Dieu ne nous oublie pas, il est fidèle.
Je crois en la résurrection de la chair et à la vie éternelle. Amen.
