Fréquentable

Être fréquentable, telle est mon ambition depuis quelques années. Certains trouvent qu’il s’agit d’un minimum et quelques-uns de mes amis estiment que je devrais viser plus haut ! J’y vois une bonne base cependant, il y a tellement de personnes que l’on cherche à éviter que c’est déjà un avantage de ne pas en faire partie !

Surtout que je reconnais les nombreux handicaps qui me rendent infréquentable aux yeux de certains : je suis un homme, hétéro, chrétien, circonstance aggravante : prêtre, philosophe, vieux au point d’être retraité et je passe sous silence un bon nombre de mes tares ! Vous complèterez de vous-mêmes… Je suis trop croyant pour les uns, pas assez catho pour les autres, trop discret ou trop intervenant, pas assez proche pour certains, envahissant pour d’autres… Impossible de satisfaire tout le monde et pourtant j’essaye de naviguer entre ces écueils.

Ainsi, je cherche à ce que le moins de personnes possible ne m’évitent a priori, je souhaite que même ceux qui ne sont pas d’accord avec moi ou qui me sentent différent aient plaisir à échanger avec moi, au moins quelques instants, dans un climat de tolérance, sans se sentir jugés ou stigmatisés. Est-ce suffisant ? Comment aller jusqu’à l’amour dont il est tellement question chez les chrétiens ? 

Certes, il serait bon de progresser pour passer du fréquentable à l’aimable. Car, si on ne peut pas aimer tout le monde et si on ne peut pas davantage être aimé de tous, il est toujours temps, au moins, de commencer par laisser des ouvertures à l’autre en abaissant les barrières qui enferment et font obstacle à la rencontre. S’efforcer à l’humilité, à la gentillesse, à la tolérance, au respect des différences, prendre des distances avec ses certitudes, ne pas faire de ses croyances des absolus, apprendre à se taire pour écouter… sans craindre de passer pour insignifiant, voilà tout un programme pour rester fréquentable ! S’il est impossible à réaliser dans sa totalité et qu’il ne prend pas automatiquement la forme de l’amour tel qu’on l’entend d’habitude, on y verra une première approche.

Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une étape préliminaire même s’il ne faut pas attendre d’être pleinement fréquentable pour commencer à aimer. D’ailleurs, et réciproquement, les seuls qui nous aiment vraiment sont ceux qui continuent à nous fréquenter et restent prêts à poursuivre la route avec nous alors même qu’ils sont conscients d’un certain nombre de nos faiblesses. 

Mais alors, comment aller jusqu’à aimer de tout son cœur ? Ce n’est pas qu’un choix… mais aussi une alchimie complexe entre deux personnes dont on peut favoriser l’approche sans la maitriser vraiment quand l’affectivité s’en mêle. Le cœur qui bat, la profondeur d’un attachement ne se rencontrent qu’au sein d’un couple, dans une famille, avec un certain nombre d’amis privilégiés. 

Il n’en est pas souvent question dans la Bible : il faut aller du côté du chant d’amour qu’est le Cantique des Cantiques et dans la première lettre de saint Jean pour en trouver une expression profonde. Les évangiles nous montrent également un Jésus sensible qui est saisi de compassion ou qui pleure sur son ami Lazare. Les mystiques, de leur côté, nous donnent l’exemple d’un attachement à Dieu qui prend tout l’être jusque dans sa dimension sensible. En dehors de ces quelques passages, l’amour est rarement présenté comme allant obligatoirement de pair avec l’émotion : c’est une vertu, c’est-à-dire un choix volontaire et exigeant. 

C’est cette exigence que l’on retrouve dans un passage de la première lettre aux Corinthiens de saint Paul qui est lue souvent lors des célébrations de mariage : L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien de malhonnête ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais. (13, 4-8) Tout un programme ! Et cependant, il n’est pas question d’affection dans ce texte alors que celle-ci semble considérée aujourd’hui comme la preuve essentielle de l’amour ; c’est ailleurs que saint Paul met l’accent.

Cela n’empêche pas beaucoup de chrétiens de se réfugier dans l’affectivité. Ils voient en Dieu uniquement le consolateur auprès de qui se confier pour se remettre des difficultés de la vie. À la manière de ceux qui reportent l’essentiel de leur affection sur un chat ou un chien parce qu’ils se sentent incapables d’avoir des relations équilibrées avec leurs semblables, des chrétiens reportent sur Dieu leur désarroi quand ils n’arrivent pas à trouver leur place dans le monde. En Dieu, (comme avec les chats et les chiens !), il est possible de se décharger des lourdeurs de l’existence tellement la relation peut être quasiment à sens unique dans la mesure où on se fait les demandes et les réponses. La foi est alors le moyen d’apaiser ses douleurs, de s’évader, de se bâtir un monde parallèle dans lequel on est en sécurité, protégé par la puissance divine.

Une telle quiétude dure tant que la foi ne s’affronte pas véritablement à la réalité de Dieu. Quand les duretés de l’existence ébranlent les certitudes premières, quand les Écritures sont prises suffisamment au sérieux pour contredire les perspectives magiques dans lesquelles beaucoup se complaisent, quand l’Église nous questionne ou est questionnée, le refuge divin devient moins sûr. L’attachement qui nous lie à la foi est mis en cause et ce d’autant plus qu’il n’est pas superficiel, qu’il nous prend tout entier depuis notre intelligence jusqu’à notre affectivité. Nous sommes affrontés alors à une alternative : ou bien abandonner, ou bien s’approcher d’une foi adulte, celle qui combine l’amour et la distance que donne la raison pour rendre Dieu à nouveau fréquentable… Un attachement purement affectif aura du mal à se maintenir sur la durée mais se contenter d’une approche rationnelle sera vite desséchant et, pour tout dire, désespérant. L’équilibre seul promet un avenir au croyant.

Il en est de même vis-à-vis de son prochain. Ce que l’on appelle « amour » ne se résume pas à l’affection que l’on éprouve à son égard. Contrairement aux chats et aux chiens, cet amour suppose une confrontation exigeante avec lui, une construction dans la durée dont certains se sentent incapables et qui est effectivement difficile. 

L’essentiel de l’amour est, si on en croit saint Paul, dans les efforts à fournir pour respecter l’autre, lui faire du bien, l’aider à grandir et c’est pour cette raison que c’est possible même vis-à-vis d’un ennemi.  Aimer ce dernier n’est pas tolérer ce qu’il fait de mal et éviter les confrontations mais questionner son attitude tout en se demandant jusqu’où je suis vraiment dans la vérité pour ce qui me concerne. Quant aux amis, la route est longue depuis nos efforts pour être fréquentable et l’attachement que nous nous efforçons de faire grandir entre nous, le plus souvent avec toute notre affection et même sans dans les moments de creux. Avec Dieu, c’est la même chose, surtout quand il ne nous parait plus fréquentable… Autrement il reste les chats !

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