La pelle d’Ulysse

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Comme promis dans mon dernier post, reprenons la vie d’Ulysse au moment où il doit partir à nouveau, loin de chez lui, un aviron sur l’épaule, jusqu’au moment où il rencontrera quelqu’un lui demandant ce que c’est que cette pelle. Dans sa simplicité, le mythe est plus fascinant qu’il n’y paraît.

Ulysse, en effet, est roi de l’île d’Ithaque où nul ne saurait ignorer ce qu’est un aviron ! Il lui faut donc aller très loin pour rencontrer une telle ignorance. Nous pouvons, de même, éviter toute interrogation si nous restons entre nous, avec des personnes qui ont le même système de référence. Nous sommes ainsi protégés par un consensus global puisque nous sommes d’accord sur le sens des mots et sur les manières de se comporter. Une telle proximité facilite grandement la vie au quotidien dans la mesure où nous savons comment nous comporter pour ne pas susciter de questions et mieux, nous fondre dans la masse. Entre membres de la même société, chacun se comporte conformément aux attentes et se sent normal.

Cet assentiment spontané crée d’ailleurs un semblant d’unanimité, qui donne l’impression d’être naturellement sur la même longueur d’onde, sans efforts apparents. Même les conflits ne mettent pas en cause notre communauté de fond : nous sommes « entre nous » et nous pouvons dire : « nous ». Les vraies différences viennent dès lors de l’extérieur, des étrangers, des marginaux qui ne sont pas comme nous. Ils sont tous perçus comme un danger. Malheur à ceux qui confondent une pelle et un aviron ou une chocolatine et un pain au chocolat… !

Pour se protéger, beaucoup prennent l’option de se replier sur ce qui leur est familier. Mieux vaut multiplier les barrières pour éviter les dangers extérieurs, privilégier « le même », ceux qui nous ressemblent, en refusant « l’autre », qui ne vit pas comme nous, n’est-ce pas ? En quittant Ithaque, Ulysse fait, lui, le pari risqué de s’éloigner de ses conceptions de l’espace et du temps.

Le déplacement d’Ulysse se fait d’abord  dans l’espace. On pense d’abord à partir au loin pour trouver des gens qui ne sont pas comme nous et qui nous invitent à mettre de côté nos principes jusqu’à s’ouvrir à eux,  Mais s’expatrier ne suffit pas si on n’abandonne pas dans le même mouvement ses manières d’être. S’extasier devant des paysages nouveaux, admirer le charme folklorique des populations locales, tester du bout des lèvres la cuisine du cru… peut enthousiasmer sans nous changer en profondeur : moi qui sais ce qu’est un aviron, je persiste à trouver étranges ceux qui l’ignorent…

Car s’ouvrir à la différence suppose d’aller au-delà de l’admiration, du respect mutuel et de la conviction abstraite que tous les hommes naissent libres et égaux en droit… même si c’est un bon point de départ ! Affronter la question de l’altérité excède, de toute évidence, les limites d’un circuit touristique classique. Même le ressenti douloureux de la différence et l’effort de compréhension peuvent ne pas suffire si nous restons extérieurs à l’étrangeté dont nous sommes témoins. L’idéal serait de se reconnaître semblables, en passant d’une immédiateté trompeuse à la profondeur d’un échange transfiguré.

Ce passage peut se vivre dans des moments d’une extrême simplicité. Quand j’ai réalisé, par exemple, que la femme rencontrée dans la brousse un soir de fête, qui me ressemble si peu mais qui réagit au rythme de la valse, est de la même race que moi. Quand je me rends compte que le patriarche en guenilles qui fond en larmes, abandonnant tout respect humain, est simplement un frère en humanité que son fils vient d’insulter. Il faut accepter de perdre ses repères pour entrer en communion avec l’autre en songeant qu’une erreur dans le maniement d’un aviron s’appelle une « fausse pelle » ! L’autre a des choses à m’apprendre…

Mais l’éloignement dans l’espace n’est pas la seule manière de quitter ses repères : des déplacements se produisent aussi dans le temps. La durée dans une relation amoureuse en est un exemple. Les débuts sont habituellement sans problèmes puisqu’ils se bâtissent sur un fond commun. La relation se noue d’autant plus facilement que les partenaires, négligeant leurs différences, font le choix de naviguer dans le même monde et harmonisent leurs comportements. Tant qu’on en reste aux codes préétablis, les attitudes se combinent harmonieusement. Chacun sait comment faire plaisir à l’autre ce qui fait croire à la similitude des sentiments…

Les choses se complexifient quand nait le désir d’exister par soi-même, c’est-à-dire lorsque chaque partenaire cherche à se faire reconnaître dans son individualité, au-delà des partitions écrites et des attentes convenues. C’est devant une sorte d’étranger que l’on se retrouve alors : il faut reconstruire des relations avec celui que l’on croyait connaître par cœur. L’immédiateté des sentiments ne suffit plus parce qu’elle ne donne pas accès au langage de l’autre. Il me faut renoncer à voir un aviron dans ce que mon partenaire persiste à considèrer comme une pelle. Ou j’accepte de ne pas absolutiser ma manière de voir et j’ouvre la possibilité d’un avenir ou bien je persiste dans mes conceptions, je refuse d’entrer en dialogue : c’est la fin de l’amour quand le choix se résume à la soumission ou à la rupture.

Pour prendre une illustration dans un tout autre domaine, les rencontres inter-religieuses sont également une invitation à abandonner nos repères pour s’ouvrir à l’autre. Certes, dépasser les condamnations et les invectives est un bon point de départ, tout comme prier côte à côte, chacun à sa manière, sans chercher à se convertir mutuellement. Mais personne ne bouge de son système religieux si on en reste là : les cheminements sont parallèles. Même s’ils conditionnent les échanges futurs, le respect réciproque, voire l’admiration ne sont pas davantage suffisants Il faudrait que, dépassant les chemins empruntés dans la diversité, l’échange porte sur l’expérience de la prière dans sa profondeur, sur la relation intime avec Dieu, sur les espoirs, les doutes et les enthousiasmes vécus dans la foi. Les moyens utilisés tout comme les buts recherchés sont divers mais il existe un fond de spiritualité, un mouvement intérieur qui est commun à ceux qui vivent une foi et que l’on retrouve aussi chez ceux qui n’en vivent pas. Si partir à sa recherche ne dit rien sur les meilleurs chemins à emprunter, cette démarche ouvre cependant à une profondeur d’humanité, masquée le plus souvent par un habillage culturel et social.

Mais impossible d’y parvenir sans accepter de mettre de côté sa famille, son pays, ses coutumes, ses convictions et les bornes de sa religion, jusqu’à s’aventurer dans un domaine où seule l’humanité importe, où l’on ne se préoccupe plus de ce qui distingue une pelle d’un aviron…

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