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De retour

J’hésite un peu à dire que je suis revenu.
Il y a des moments où je me demande si je suis vraiment parti.

    Difficile de quitter, même quand on va au loin. On a tendance à amener avec soi un lourd bagage de points de vue, d’habitudes, de comportements, à rester le même dans des lieux différents.
Comment pourrait-on oublier ou même laisser de côté les éléments qui nous ont constitué au fil des ans : notre famille, notre éducation, nos amis, notre histoire ? Ils sont devenus notre chair. Il ne s’agit plus d’une carapace ; elle, à la limite, il serait possible de la transpercer ou de la laisser de côté pour un moment. On ne peut pas mettre sa chair de côté, nous vivons, nous pensons, nous communiquons avec. Je ne retrouve pas à mon retour une peau que j’aurais laissée au départ, je ne l’ai pas quittée.

    Si j’étais arrivé à Madagascar vierge de tout présupposé, j’aurais été capable d’échanger sans problèmes avec les gens de là-bas. J’aurais communié immédiatement avec leur culture, avec leur vision de la vie alors qu’elle m’est restée en grande partie étrangère, j’aurais perçu plus vite les finesses de leurs raisonnements et de leurs manières d’être. Je ne me serais pas senti aussi régulièrement un étranger, je n’aurais pas autant souffert d’une distance si difficile à combler. Mais j’ai un filtre puissant qui m’empêche d’accéder directement aux autres.

    Pourtant j’ai changé. C’est souvent avec un sourire que, Français à Madagascar, nous regardons le comportement des touristes de passage. Parfois touchants, ils font semblant d’être à l’aise, de s’intéresser aux populations locales, ils font des sourires à droite et à gauche et sont touchés par les enfants qui s’accrochent à eux. Ils distribuent des stylos, persuadés de contribuer à l’alphabétisation, donnent quelques sous pour soulager la misère. Dès qu’ils connaissent 20 mots ils prétendent parler malgache et la plupart vous raconteront comment ils ont été bien accueillis par les gens du pays. Les Malgaches sont suffisamment fins pour vous mettre à l’aise et vous faire croire que vous faites tout de suite partie de la famille.

    J’ai changé parce que j’ai réfléchi, lu, étudié, questionné, testé ce que je croyais comprendre. Certains Malgaches me disent que je connais mieux qu’eux les coutumes et la sagesse de leur pays, ce qui est flatterie. Le changement vient aussi par une sorte d’osmose, d’imprégnation avec le milieu ambiant dont on ne se rend pas forcément compte immédiatement. Les Malgaches sont sensibles et cherchent davantage à vous toucher au cœur, plutôt que de vous faire l’exposé de leur culture, ce dont ils sont incapables pour la plupart. Mais l’évolution est surtout négative, elle vient de la perception de plus en plus aiguë, du fossé qui nous sépare, prise de conscience d’autant plus douloureuse qu’elle vient avec le désir de comprendre et de se rapprocher.

    Cette distance qui nous sépare de l’autre existe avec tous les hommes, mais elle est plus rapidement sensible dans le compagnonnage avec des étrangers. Entre personnes de la même origine, l’illusion demeure longtemps et nous laisse persuadés que tout le monde comprend ce que nous disons et que rien dans notre interlocuteur ne nous échappe. Il faut des échanges approfondis et du temps passé ensemble pour se rendre compte que celui qui me fait face et que je croyais comprendre est plein de mystère lui aussi. Aller à l’étranger est une bonne école.

    Saint Jean de la Croix utilise cette comparaison pour nous parler de Dieu. Avec ce dernier aussi, dans les débuts, on se sent en communion immédiate, avant que les progrès dans sa connaissance ne nous fassent découvrir combien nous sommes loin de combler la différence.
Enfin bref, je ne sais pas si je suis vraiment parti, toujours est-il que je suis revenu différent.

    Chaque année j’ai du mal à reprendre pied dans la vie française. Je me sens en décalage, avec bien des craintes, des interrogations et des attentes. Mais ça revient vite. C’est tout de même ici que je suis chez moi et il m’est difficile de garder quelque chose de la distance que j’acquiers en partant au loin. C’est un peu dommage. J’espère qu’il y a des acquis qui demeurent après tous ces allers et retours.