Ich habe genug

« Ich habe genug » « J’en ai assez », c’est une belle cantate de Jean-Sébastien Bach. Notons tout de suite qu’il n’y est pas question de se plaindre d’une vie trop dure, de dire : « J’en ai marre ! » bien au contraire… Elle fait référence au vieillard Syméon de l’Évangile de Luc (pas sûr qu’il était vraiment vieux d’ailleurs !). Cet homme trouve en effet l’accomplissement de son existence au moment où il prend Jésus enfant dans ses bras. Il n’a plus de désir fondamental puisqu’il a touché à l’essentiel, il peut mourir même si cela ne l’empêche pas de vivre.J’aimerais beaucoup approcher de cette paix, moi qui rêve encore de devenir un vieux sage, ce qui est plus difficile que de devenir un vieux con…Il ne faut pas désespérer : avec l’âge, la retraite, il est davantage possible de décélérer. Le risque demeure, certes, de chercher à boucher les vides qui se creusent inévitablement, de multiplier les activités, les responsabilités, de se perdre dans les lectures ou de s’abrutir dans des activités stériles pour oublier le temps qui passe. Pour ce qui me concerne, je ne risque pas, comme tant de grands-parents, de donner mon temps à des petits enfants mais, même sans cela, ce n’est pas simple, dans ses journées, de laisser des plages ouvertes à l’imprévu.Si j’ai pas mal rempli ma vie, en ai-je fait assez ? J’ai gravi la plupart des sommets de ma vallée et je n’ai plus le goût de la performance. De ce fait, je peux m’arrêter dans mes courses pour méditer au bord d’une source, admirer une fleur, un oiseau, m’émerveiller devant l’apparition furtive d’un isard ou d’une marmotte, contempler un paysage qui se découvre ou se charge de nuages… d’autant que mes jambes ne suivent pas toujours !J’ai voyagé et je veux bien partir encore à l’autre bout du monde à condition que ce soit avec des amis ou pour rencontrer des inconnus en profondeur. Mais c’est bien aussi de le faire sans aller si loin. Il me reste tellement à découvrir que vient un moment où, sans arrêter de chercher, il va bien falloir que je limite mes ambitions.J’ai aimé beaucoup de gens au cours de mon existence et j’en aime encore. Certes, il y a ceux qui ont disparu, qui sont morts, qui se sont éloignés. Il y en a tant avec qui j’ai fait un bout de route parsemé d’échanges intenses et que je n’ai plus revus. J’ai connu bien des arrachements, des trahisons, des petites morts comme des anticipations de la grande ; je suis passé par des détachements souvent douloureux mais qui ont débouché parfois sur des invitations à poursuivre le chemin. La vie est parfois chaotique !Je n’ai nulle envie de me laisser aller à des regrets ou à des remords. « J’en ai assez », j’ai eu l’essentiel de ce que je pouvais espérer. Syméon dit dans sa prière : « maintenant ô Maître souverain, tu peux laisser aller ton serviteur en paix selon ta parole ». Bel aboutissement que cette paix !Pour y parvenir, faut-il croire Montaigne quand il dit : « Philosopher c’est apprendre à mourir » ? Peut-on même apprendre à mourir ? Philosopher peut au moins aider à vivre avec les déchirements de l’existence, accepter les deuils que la vie nous impose, la perte des désirs qui enflammaient notre jeunesse, l’assurance de notre maturité, vivre avant tout… La mort viendra en son temps.En attendant, même si tout ralentit l’âge venant, il reste possible que cela s’accompagne d’un surcroit de vie. Quand on ne court plus, il devient plus facile de profiter de l’instant. Si l’inactivité entraine l’ennui, ce dernier peut aussi ouvrir à la méditation, à la prière, à l’émerveillement à condition toujours d’accueillir ses manques sans chercher à les combler par un surplus d’agitation. Abandonner toute recherche de performance permet de donner de l’importance à des joies simples, à des rencontres que l’on serait tenté de négliger parce qu’elles manqueraient d’intérêt. Certes, il m’arrive d’avoir honte de perdre mon temps quand les obligations se font plus rares et de ressentir même une pointe de culpabilité en voyant les autres se rendre utiles. D’un autre côté, combien de gaspillage dans des actions désordonnées et quel plaisir que de laisser filer le temps quand il ne compte pas ! Assumer bon an mal an la perspective de la mort est susceptible de nous renvoyer du côté de la vie qu’il ne faut pas gâcher… paisiblement. Car elle est là, pleine de promesses, de rencontres, de découvertes, de joie partagée, de moments intenses comme d’autres plus paisibles mais pleins de tendresse. Que l’on doive un jour quitter l’existence n’en diminue en rien la qualité, bien au contraire. « J’en ai assez » pour être satisfait du chemin parcouru mais je suis prêt à prendre tout ce qui est à venir. Dans la paix, surtout si je sais qu’un amour m’attend dès maintenant et quand ce sera la fin. Ce n’est pas moi qui le prendrai dans mes bras comme Syméon mais lui le fera.

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