
Justice — Paix — Économie
Je voudrais commencer en précisant que je m’aventure dans un domaine que je ne maitrise pas, plus pour vous inviter à y réfléchir que pour apporter des réponses.
Justice ou sécurité
Si on parle encore de justice, c’est surtout dans un sens sécuritaire, sinon elle passe au deuxième plan. Le plus important désormais est l’ordre qui justifie bien des entraves à la justice et bien sûr l’économie dont les soi-disant lois conduisent à bien des injustices. Le : « il n’y a pas d’alternative » domine. Au nom du réalisme, parce qu’il s’agit de sortir de l’angélisme, la devise de la République : liberté, égalité, fraternité est reléguée au rang des douces utopies dont il faut se méfier, surtout pour ce qui est de la fraternité qu’il est difficile de récupérer dans une société libérale.
Les droits de l’homme ont une application restreinte : ils deviennent suspects quand il s’agit des immigrés, des demandeurs d’asile, de ceux qui quittent leur pays pour des motifs économiques ou parce que leur vie est en danger. Des milliers meurent lors de traversées, sont refoulés aux frontières quand ils ne sont pas purement et simplement abattus… mais on ne peut pas accueillir tout le monde !
Le respect de la vie est invoqué au sujet de la loi sur l’avortement mais ne semble plus s’appliquer quand il s’agit de personnes en difficultés vitales et on met en œuvre des actions d’assistanat plus que des actions de justice pour tous qui attaqueraient les maux à leur racine.
Les « gardiens de la paix » sont employés pour faire régner l’ordre y compris quand ce dernier va à l’encontre des aspirations de la majorité et quand il s’agit surtout de protéger les avantages des possédants.
Or la justice suppose le respect des lois et quand certaines partent à la dérive, c’est la société toute entière qui est en danger. En pareils cas, la réponse est toujours dans l’appel au réalisme : il faut bien que la sécurité soit assurée, l’économie est la base du fonctionnement de la Nation, il faut arrêter de rêver…
Mais sans doute n’est-ce que des banalités qui ne changent pas grand-chose dans les faits.
Il y a deux types de lois
Pour entrer plus avant dans le débat sur la justice, des précisions s’imposent. Qui dit justice dit respect de la loi. Or il y a au moins deux types de lois que nous allons retrouver dans les textes de l’Évangile.
Les lois positives : la justice pénale, civile, administrative…
Elles reposent sur des lois votées par des majorités successives et à des niveaux divers. Elles sont le reflet des sociétés à une certaine période de leur développement. Le corpus légal est modifié sans cesse par des ajouts, des corrections, des suppressions. Dans une société démocratique elles sont l’objet de débats mais restent le reflet de rapports de forces fluctuants selon les époques et les pays concernés. La justice est rendue en s’appuyant sur ces lois mais aussi sur ce qu’on appelle jurisprudence, sorte de consensus qui s’établit en comparant les situations et les jugements qui ont précédé.
De telles lois ne peuvent guère être considérées comme naturelles tant elles dépendent de conditions historiques particulières. Elles ne peuvent pas davantage être dites universelles, puisqu’elles sont profondément ancrées dans un pays particulier, voire une région, une civilisation.
Elles sont parfois mises en cause par des coutumes locales et aussi par des lois que certains tentent d’imposer au nom de religions.
Les lois utopiques
Contrairement aux précédentes, elles prétendent à l’universalité et à un caractère naturel.
C’est là que l’on retrouve les grands principes de la République qui, s’ils ont été votés à une certaine période, se veulent intangibles et valables pour tous les hommes, dans tous les pays et pour toujours. Je les appelle utopiques, non parce qu’elles seraient irréalisables, mais parce qu’elles indiquent un horizon vers lequel il est possible d’aller et de progresser bien qu’il soit impossible de l’atteindre dans sa plénitude.
Liberté, égalité, fraternité sont des principes que l’on peut s’efforcer de vivre tous les jours mais qui restent toujours à distance d’une pleine réalisation. De même les droits de l’homme, s’ils sont un peu plus précis, renvoient en grande partie à un horizon hors de portée.
La loi naturelle
Il faudrait peut-être ajouter la loi naturelle qui, elle, ne vient pas des hommes puisqu’elle serait inscrite dans la réalité, indépendamment d’eux, comme une conséquence de la Création divine pensent les croyants. Beaucoup de religions tentent de la récupérer en en faisant une loi supérieure à toutes les autres puisque venant de Dieu. Elles l’étendent à la plupart des domaines concernant la morale pour en faire un ensemble d’impératifs éternels.
Si je résiste à une telle opération, je pense toutefois qu’il y a des lois naturelles, très basiques, qu’on ne peut braver sans conséquences plus ou moins graves.
Elles peuvent concerner les individus. Ainsi le tabagisme est régulièrement la cause du cancer du fumeur et celui qui mange trop, en devenant obèse, risque des maladies cardiovasculaires. Rien de transcendant, on le voit : la sanction est dans l’ordre des choses et nul besoin de faire appel à une sanction divine ou à une intervention humaine extérieure pour la justifier. C’est ce qu’on appelle la justice immanente parce qu’elle est automatique, logique et qu’elle n’implique aucune référence extérieure.
Les conséquences peuvent également être beaucoup plus larges comme on le constate par exemple avec le dérèglement climatique. Inutile d’évoquer une vengeance de la mère nature pour expliquer les conséquences désastreuses du comportement irresponsable des hommes. Nous sommes là également dans l’ordre des choses et dans le cadre de la justice immanente qui n’en appelle à aucune transcendance.
Il s’agit donc d’un domaine particulier, même si l’on peut encore à ce sujet évoquer l’idée de justice. Pour aller un peu plus loin dans ce sens, on constate aujourd’hui une tendance forte qui voudrait faire de la nature ou de certaines réalités naturelles (des lacs, des rivières, des forêts, des animaux…) des entités juridiques que l’on pourrait être amené à défendre, y compris devant les tribunaux. La justice immanente ne suffirait donc plus et il faudrait que la législation aide les hommes à sortir de leur folie. On rentrerait ainsi dans les manières habituelles de faire justice.
Les moyens de faire justice
La justice comme institution est là pour faire respecter les lois. Sa parole est performative, c’est-à-dire que ses décisions ont force de loi. Il y a toujours une part d’interprétation dans ses jugements mais, quand elle est libre et indépendante, ce qui n’est pas le cas toujours ni partout, ses décisions sont conformes à l’équité et décident de ce qui est juste ou non. Si les lois objectives sont le reflet d’un moment d’une société particulière, forcément inégalitaire, leur rôle dans le maintien de l’ordre et l’élimination des abus est réel. Elles sont un des piliers essentiels de la démocratie.
Par contre, grâce à ces lois, les personnes jugées ne sont pas déclarées justes ou non, mais coupables ou non-coupables. Un homme juste est davantage qu’un non coupable, il y a dans ce terme une dimension morale qui va plus loin que le respect de la légalité. Par exemple, on a appelé « justes » ceux qui ont sauvé des juifs pendant la guerre en refusant les lois de l’époque et en faisant appel à des références plus universelles.
Malheureusement, les lois, mêmes celles qui sont écrites et bien définies, ne peuvent pas toujours être défendues devant les tribunaux. Quand les pouvoirs s’en mêlent, que les « nécessités » économiques le demandent, que les privilégiés imposent leurs prérogatives… le maintien de l’ordre l’emporte souvent sur la justice. Les gardiens de la paix de tous ordres sont alors appelés à la rescousse pour empêcher les mises en danger de l’ordre établi, au besoin au mépris de la loi.
Surtout, les lois utopiques sont plus difficiles à faire respecter, même partiellement. La liberté se résume souvent à la libre entreprise, au besoin au détriment de la majorité ; l’égalité entre les forts et les faibles est surtout valable pour les premiers. Quant à la fraternité, elle n’existe qu’entre les membres d’une même caste qui défend ses privilèges et elle est vécue difficilement par les autres. Les juges ont peu de moyens pour défendre les grands principes et seuls certains rapports de force peuvent leur donner un peu de réalité.
De même, si on parle souvent des droits de l’homme, la déclaration qui les a définis dit bien que les hommes sont libres et égaux « en droit », ce qui est déjà quelque chose mais aussi qu’il n’est pas facile de les faire passer dans les faits. Ainsi, les violations de ces droits sont partout manifestes et le respect de la justice passe bien après d’autres impératifs plus égoïstes de défense des intérêts particuliers. Certes il existe un tribunal international censé réguler les abus mais ses compétences sont limitées et la tâche est immense. Seule l’opinion internationale, quand elle est alertée, semble pouvoir limiter certains abus ce qui, malheureusement, gêne modérément les pouvoirs en place.
On pourrait peut-être parler aussi du droit de la guerre… formule bien étrange !
J’en reste là. Il faudrait être plus compétent que moi pour traiter de ces questions que j’ai soulevées uniquement pour alimenter un débat qui me dépasse largement. Il me semblait important de l’évoquer malgré tout avant d’aborder la manière dont les évangiles parlent de la justice.
La justice dans les évangiles
En parcourant les textes, on s’aperçoit que, si le mot y est présent, c’est d’une manière très déséquilibrée : dans 15 passages chez st Matthieu, 2 seulement chez st Marc, 15 chez st Luc et 3 chez st Jean. Peut-être un bibliste pourrait-il expliquer ces différences… En même temps, l’absence du mot ne signifie pas que le thème n’est pas abordé.
Trois niveaux sont évoqués
Matthieu, au chapitre 19 me semble placer la question sur des bases intéressantes :
16 Quelqu’un s’approcha de Jésus et lui dit : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? »
17 Jésus lui dit : « Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui est bon ? Il n’y a qu’un seul être qui soit bon !
Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements. — 18 Lesquels ? » lui dit-il. Jésus reprit : « Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne commettras pas de vol. Tu ne porteras pas de faux témoignage. 19 Honore ton père et ta mère. Et aussi : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » 20 Le jeune homme lui dit : « Tout cela, je l’ai observé : que me manque-t-il encore ? »
21 Jésus lui répondit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. »
22 A ces mots, le jeune homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
On discerne trois niveaux dans la réponse de Jésus au jeune-homme riche :
- D’abord, quand il s’agit de perfection accomplie, il n’y a que Dieu. Pour les hommes, y prétendre est faire preuve d’un orgueil démesuré.
- Ensuite, s’il s’agit d’entrer dans la vie, le moyen est de respecter les commandements. Pour y parvenir, les lois sont la base réalisable (difficilement parfois, surtout quand il s’agit de la loi juive) d’une vie honnête dans le respect de Dieu, des hommes et de la société.
- Jésus enfin ajoute un troisième niveau où il est à nouveau question de perfection mais moins comme un but à atteindre que comme un chemin à prendre à sa suite, une fois les détachements de base accomplis grâce au respect des règlements de base.
On retrouve ici la distinction déjà évoquée entre lois positives et utopiques.
Ainsi, le sens des termes de justice, de justifier et de juste est à préciser dans les textes des évangiles.
Dieu seul est bon
En abordant le premier niveau, j’ai tendance à croire que dire « Dieu seul est bon » ou Dieu est amour, ou Dieu est juste, revient à dire la même chose sous des abords différents. La justice de Dieu est toute d’amour comme sa bonté. Certes, il y a des références au Jugement Dernier dans les Écritures, avec des « pleurs et des grincements de dents » mais je trouve que ces passages vont mal avec le Dieu présenté par Jésus-Christ, et sont comme des réminiscences de discours antérieurs venant souvent, d’ailleurs, après des paraboles qui, manifestement, reprennent des récits plus anciens, l’histoire du pauvre Lazare en est un exemple. Dans des évocations de la fin du monde aussi comme en Luc 21 21 Alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils s’enfuient dans la montagne ; ceux qui seront à l’intérieur de la ville, qu’ils s’en éloignent ; ceux qui seront à la campagne, qu’ils ne rentrent pas en ville, 22 car ce seront des jours où Dieu fera justice pour accomplir toute l’Écriture.
Ces restes de littérature apocalyptique cadrent mal avec la suite des paroles de Jésus, par exemple quand il parle de son Père en Jean 17 25 Père juste, le monde ne t’a pas connu, mais moi je t’ai connu, et ils ont reconnu, eux aussi, que tu m’as envoyé.
Quoi qu’il en soit, c’est une prétention invraisemblable que de vouloir se hisser au niveau du Père en prétendant atteindre un niveau de justice équivalent. Jésus, quant à lui, s’est employé régulièrement à maintenir la distance avec le Père. La seule possibilité consiste à essayer de communier avec lui en espérant partager un peu de sa justice pleine d’amour pour lui ressembler quelque peu.
On peut aussi demander à participer à son Royaume dès aujourd’hui. C’est bien le sens des trois premières demandes du Notre Père : « que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». L’essentiel est que Dieu prenne toute sa place. Il l’a dans le ciel sans problème mais sur la terre, il y a encore du chemin à faire : que son nom soit reconnu comme essentiel dans notre vie, que son règne de justice et de paix commence à s’établir parmi nous, que ce qu’il veut devienne notre projet pour nous tous dans un monde réconcilié… telle est bien notre espérance.
Le Royaume de Dieu et sa justice, où il y aurait une place pour tous, en commençant par les plus pauvres et les délaissés, la reconnaissance de la bonté de Dieu et de la manière dont il anime le monde et le fait grandir, l’engagement de chacun pour que son plan d’amour sur le monde se réalise effectivement… c’est tout cela, le Royaume déjà-là mais que nous attendons encore. Sa venue dans sa plénitude est pour la fin des temps mais il commence à prendre racine dans notre monde. Rejoindre la justice de Dieu, c’est prier pour que ce règne vienne, tout en s’engageant concrètement dès aujourd’hui pour qu’il grandisse parmi nous.
Pour ce qui nous concerne immédiatement, notre but ultime n’est pas de gagner des points par des comportements justes pour devenir dignes d’une béatitude à venir mais de faire en sorte que la justice de Dieu prenne sa place dans un monde marqué par le mal. Être juste n’est pas une question de morale personnelle mais une participation à l’œuvre créatrice de Dieu.
Concrètement la différence n’est pas grande avec ceux qui, sans la foi, sont assoiffés de justice ou ont à supporter les conséquences de leurs engagements dans ce sens. Le seul avantage du chrétien, c’est qu’il est conscient, en plus, qu’il participe à la construction du Royaume dont il est déjà partie prenante, ce qui n’est pas rien et qui le rend d’autant plus heureux. On retrouve ainsi le sens des Béatitudes chez Matthieu :
5 06 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés !
07 Heureux les miséricordieux : ils obtiendront miséricorde !
08 Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu !
09 Heureux les artisans de paix : ils seront appelés fils de Dieu !
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux !
La notion de justice dans les évangiles est donc indissociable de celle de Royaume et de la justice de Dieu. Elle n’est pas obligatoirement corrélée à la foi mais elle fait le lien entre l’accomplissement final de notre monde et le quotidien de nos vies. On ne se comporte pas d’une manière juste pour gagner le ciel mais parce que les justes, vivant déjà dans le Royaume grâce à leurs œuvres de justice, qu’ils en soient ou non conscients, sont remplis de joie dès aujourd’hui. Celui qui aime vit de Dieu dès aujourd’hui et est de Dieu parce que Dieu est amour si l’on en croit st Jean.
On touche ici à l’essentiel de notre foi mais les évangiles descendent un peu plus dans le concret.
La justice vue positivement
Nous allons voir que se prétendre juste est souvent questionné dans les Écritures. Il y a cependant quelques exceptions.
Justice légale
Le terme de justice est parfois, quoique rarement, pris dans les évangiles au sens où nous l’employons habituellement.
Mt 20 04 Il leur dit : ‘Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.’
Il est à noter cependant que le maitre de la vigne, image de la bonté du Père, n’en reste pas à cette première vision de la justice. Il va bien au-delà, ce qui lui vaut quelques critiques jalouses, les mêmes que l’on trouvera dans la parabole du père et de ses deux fils.
Jésus met aussi en scène un juge qui manque à la justice :
Luc 18 : 18 03 Dans cette même ville, il y avait une veuve qui venait lui demander : ‘Rends-moi justice contre mon adversaire.’
04 Longtemps il refusa ; puis il se dit : ‘Je ne respecte pas Dieu, et je me moque des hommes, mais cette femme commence à m’ennuyer :
05 je vais lui rendre justice pour qu’elle ne vienne plus sans cesse me casser la tête.’ »
06 Le Seigneur ajouta : « Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice !
07 Dieu ne fera-t-il pas justice à ses élus, qui crient vers lui jour et nuit ? Est-ce qu’il les fait attendre ?
La pointe de la parabole ne porte donc pas davantage sur une réflexion sur le droit, évoquée simplement en passant. Il est question, dans ce texte comme dans ceux qui précèdent, de la justice divine qui dépasse infiniment la manière dont les hommes portent leurs jugements. Il reste cependant des interrogations à propos de l’automaticité de la réussite des prières incessantes… mais c’est une autre histoire.
Le bon larron fait référence lui aussi à la justice humaine.
23 40 Mais l’autre lui fit de vifs reproches : « Tu n’as donc aucune crainte de Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi !
41 Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. »
Jésus cependant n’en reste pas là et sa promesse va bien au-delà de la stricte justice humaine qui est sans commune mesure avec la justice divine. Il assure, conformément à la demande du condamné qui lui demande de se souvenir de lui quand il inaugurera son Règne : « Amen, je te le déclare : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »
Remarquons au passage que Jésus ne met pas de distance entre son Règne à venir et l’aujourd’hui.
Des hommes justes
Dans un sens également positif, le titre de juste est attribué à plusieurs personnes dans les évangiles : Joseph est dit « homme juste » Mt19 ; Jean Baptiste aussi 21,32 comme chez Marc 6,19 au dire d’Hérode et Luc 7 29 Tout le peuple qui a écouté Jean, y compris les publicains, a reconnu la justice de Dieu en recevant le baptême de Jean. ; Jésus lui-même a droit à ce titre : Luc 27 19 Tandis qu’il siégeait au tribunal, sa femme lui fit dire : « Ne te mêle pas de l’affaire de ce juste, car aujourd’hui j’ai beaucoup souffert en songe à cause de lui. ». Luc 47 A la vue de ce qui s’était passé, le centurion rendait gloire à Dieu : « Sûrement, cet homme, c’était un juste. »
Chez Luc Élisabeth et Zacharie sont reconnus justes : 1 06 Tous les deux vivaient comme des justes devant Dieu : ils suivaient tous les commandements et les préceptes du Seigneur d’une manière irréprochable. Syméon également : 2 25 Or, il y avait à Jérusalem un homme appelé Syméon. C’était un homme juste et religieux, qui attendait la Consolation d’Israël, et l’Esprit Saint était sur lui.
En Luc à nouveau 10,25 le docteur de la Loi cherche à être vu comme tel.
Joseph d’Arimathie : Luc 23 50 Alors arriva un membre du conseil, nommé Joseph ; c’était un homme bon et juste.
Comment être juste ?
Cette justice, toute humaine, n’est donc pas sans intérêt puisque Jésus lui-même donne des conseils pour être juste : Mt 6 01 « Si vous voulez vivre comme des justes, évitez d’agir devant les hommes pour vous faire remarquer. Autrement, il n’y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux.
Être juste aux yeux de Jésus est donc souhaitable mais demande un changement d’attitude qui tranche avec les comportements habituels :
33 Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par-dessus le marché.
Une justice, oui, mais qui ne soit pas à l’image de celle que cherchent les hommes parce qu’elle engage toute la personne et son avenir jusqu’au jugement final :
12 36 Je vous le dis : toute parole creuse que prononceront les hommes, ils devront en rendre compte au jour du Jugement. 37 Sur tes paroles, en effet, tu seras déclaré juste ; sur tes paroles tu seras condamné.
13 49 Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les anges viendront séparer les méchants des justes
50 et les jetteront dans la fournaise : là il y aura des pleurs et des grincements de dents.
À remarquer qu’on peut être juste aux yeux de Dieu sans le savoir, au moins en dehors de la foi puisque ce sont les actes qui sont décisifs et non les croyances : 25 37 Alors les justes lui répondront : ‘Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu…? tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ? tu avais soif, et nous t’avons donné à boire ?
46 Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, à la vie éternelle. »
Un passage de Luc tranche sur le reste en ce sens qu’il est un appel à juger par soi-même sans se conformer aux opinions ambiantes : Luc 12 57 Et pourquoi aussi ne jugez-vous pas par vous-mêmes ce qui est juste ?
La recherche de la justice personnelle n’est donc pas un projet à négliger mais là n’est pas l’essentiel. Il ne faut pas oublier l’affirmation du début : seul Dieu est bon.
La justice de Dieu a besoin de relais pour se révéler
Malgré tout, la révélation de cette bonté a besoin de relais. Jean le Baptiste et Jésus lui-même ont été essentiels pour cela. Luc remarque cependant que ni l’un ni l’autre n’ont été compris par tous. Leurs manières de vivre respectives ont posé problème et ont conduit à des rejets : Luc 7 29 Tout le peuple qui a écouté Jean, y compris les publicains, a reconnu la justice de Dieu en recevant le baptême de Jean. 30 Mais les pharisiens et les docteurs de la Loi, en ne recevant pas ce baptême, ont rejeté le dessein que Dieu avait sur eux.
31 A qui donc vais-je comparer les hommes de cette génération ? A qui ressemblent-ils ?
32 Ils ressemblent à des gamins assis sur la place, qui s’interpellent entre eux :’Nous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous avons entonné des chants de deuil, et vous n’avez pas pleuré.’
33 Jean Baptiste est venu, en effet ; il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin, et vous dites : ‘C’est un possédé !’ 34 Le Fils de l’homme est venu ; il mange et il boit, et vous dites : ‘C’est un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs.’
35 Mais la sagesse de Dieu se révèle juste auprès de tous ses enfants. »
Heureusement que la sagesse de Dieu, pour se révéler, va au-delà de ces témoignages pourtant incontournables.
Être juste aux yeux des hommes et de Dieu n’est donc pas un objectif hors de portée, plusieurs y parviennent. Cela passe essentiellement par le respect de la loi, par une parole pleine et personnelle, par des comportements conformes aux attentes de la société, par l’attention aux autres… tout cela avec la plus grande modestie. Cette justice n’est pas la panacée mais elle permet au moins d’entrer dans la vie, ce qui est la première étape pour vivre en conformité avec la volonté de Dieu. Mais, au dire de Jésus, c’est loin d’être suffisant dans la perspective du Royaume.
Jésus n’est pas venu pour les justes
Jésus ne semble pas spécialement intéressé par la conformité à la justice. Il le dit explicitement selon
Matthieu 9 13 Allez apprendre ce que veut dire cette parole : C’est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. »
Et Marc : 2 17 Jésus, qui avait entendu, leur déclara : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. »
De même chez Luc : 5 31 Jésus leur répondit : « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du médecin, mais les malades.
32 Je suis venu appeler non pas les justes mais les pécheurs, pour qu’ils se convertissent. »
Cette attitude de Jésus est donc largement attestée chez les évangélistes. C’est que la recherche de la justice comporte un certain nombre de risques, surtout pour ceux qui pensent l’avoir atteinte ! En effet ils ne sont pas demandeurs de plus, ils sont arrivés et se contentent du niveau qu’ils ont atteint. Sans doute n’éprouvent-ils plus le besoin de grandir. C’est au moins un risque sérieux.
Après tout, ce n’est pas si mal que de participer à la vie divine en se comportant d’une manière conforme à la loi. Être reconnu juste devant Dieu avec la perspective d’être sauvé est bien le souhait de tout bon juif. Pourquoi faudrait-il chercher plus loin ? Beaucoup se confessent aujourd’hui en disant « Je n’ai pas tué, je n’ai pas volé, que voulez-vous que je vous raconte ? » D’autres se confessent pour être en règle, persuadés qu’ils sont qu’ils atteignent ainsi le degré de pureté dont ils se contentent.
De plus, il est clair que Jésus n’a appelé qu’un petit nombre de personnes et il ne prétend pas tout bouleverser en Israël. Lui-même s’est comporté la plupart du temps en bon Juif, acceptant le baptême de Jean : Mt 3 15 Mais Jésus lui répondit : « Pour le moment, laisse-moi faire ; c’est de cette façon que nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste. » Alors Jean le laisse faire.
Il ne veut pas supprimer la loi et accepte de payer l’impôt du temple comme celui dû à César, demande à ce qu’on respecte les prophètes et les justes : Mt 10 41 Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; qui accueille un homme juste en sa qualité d’homme juste recevra une récompense d’homme juste.
Il leur promet le Royaume :
Mt 13 16 Mais vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient, et vos oreilles parce qu’elles entendent !
17 Amen, je vous le dis : beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu.
43 Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Celui qui a des oreilles, qu’il entende !
Pourquoi chercher plus avant avec de telles promesses ?
Jésus dénonce les dangers de la bonne conscience
Malgré tout, le seul respect scrupuleux des commandements conduit souvent à des excès. Le danger de l’attachement exclusif à la loi vient de ce qu’il risque donner bonne conscience, conduire à croire que l’on a atteint un degré suffisant de perfection et même à mépriser les autres.
L’hypocrisie
Dans ce sens, Jésus s’en prend souvent aux scribes et aux pharisiens qu’il traite d’hypocrites avec une rare violence.
23 23 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous payez la dîme sur la menthe, le fenouil et le cumin, mais vous avez négligé ce qu’il y a de plus grave dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité. Voilà ce qu’il fallait pratiquer sans négliger le reste.
24 Guides aveugles ! Vous enlevez le moucheron avec un filtre, et vous avalez le chameau !
25 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l’extérieur de la coupe et de l’assiette, mais l’intérieur est rempli de cupidité et d’intempérance !
26 Pharisien aveugle, purifie d’abord l’intérieur de la coupe afin que l’extérieur aussi devienne pur.
27 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des tombeaux blanchis à la chaux : à l’extérieur ils ont une belle apparence, mais l’intérieur est rempli d’ossements et de toutes sortes de choses impures.
28 C’est ainsi que vous, à l’extérieur, pour les gens, vous avez l’apparence d’hommes justes, mais à l’intérieur vous êtes pleins d’hypocrisie et de mal.
29 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes, vous décorez les sépulcres des justes,
30 et vous dites : ‘Si nous avions vécu à l’époque de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes.’
31 Ainsi vous témoignez contre vous-mêmes : vous êtes bien les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes.
32 Eh bien, vous, achevez donc ce que vos pères ont commencé !
33 Serpents, engeance de vipères, comment éviteriez-vous le châtiment de la géhenne ?
34 C’est pourquoi, voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes ; vous tuerez et crucifierez les uns, vous en flagellerez d’autres dans vos synagogues, vous les poursuivrez de ville en ville ;
35 ainsi retombera sur vous tout le sang des justes qui a été versé sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel.
Une telle virulence, accompagnée d’autant d’insultes, peut surprendre, surtout que les pharisiens étaient plutôt proches de Jésus dans les premiers temps de sa mission et que plusieurs lui sont restés fidèles. Les exagérations des évangiles sont sans doute dues au contexte des premiers temps de l’évangélisation où les chrétiens ont dû se démarquer de ce groupe pour marquer leur différence.
De telles accusations ne sont pas gratuites cependant. Elles rencontrent même un écho certain actuellement quand on pense aux dérives constatées récemment dans l’Église. Il est étonnant de voir comment la religion peut cacher une foule de turpitudes. C’est même terrifiant de constater que le pouvoir, la soif de richesses, la sexualité non contrôlée peut amener des gens, apparemment respectables et jusqu’au sommet de l’Église, à des abominations au mépris d’une justice élémentaire. Espérons que le pape François aura assez de force pour mener à bien ce qu’il a mis en œuvre : la purification nécessaire à l’éradication de ce fléau. La remonté du cléricalisme et de la religiosité amène à en douter parfois. L’avertissement de Jésus reste d’une triste réalité : Luc16 15 Il leur dit alors : « Vous êtes, vous, ceux qui se présentent comme des justes aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs, car ce qui est prestigieux chez les hommes est une chose abominable aux yeux de Dieu.
Cependant, l’hypocrisie n’est pas le seul danger à craindre bien qu’il soit le plus insupportable.
L’assurance d’être dans le vrai
L’hypocrisie n’est que la face extrême du problème mis en lumière par Jésus. Il s’en prend, au-delà, à ceux qui, persuadés d’être dans la vérité, pensent être irréprochables au niveau de la morale… et qui n’ont même pas tort ! Il y a des gens à qui on ne peut rien reprocher tant ils respectent toutes les lois, les règlements et qu’ils ont une foi profonde.
C’est ce que l’on retrouve dans la parabole du pharisien et du publicain :
Luc 18 09 Jésus dit une parabole pour certains hommes qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres :
10 « Deux hommes montèrent au Temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre, publicain.
11 Le pharisien se tenait là et priait en lui-même : ‘Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes : voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain. 12 Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne.’
13 Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : ‘Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis !’
14 Quand ce dernier rentra chez lui, c’est lui, je vous le déclare, qui était devenu juste, et non pas l’autre. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. »
Le pharisien n’est pas obligatoirement hypocrite dans sa prière. Il fait vraiment ce qu’il dit en se comportant comme un homme juste. Cependant, une telle assurance empêche chez lui toute ouverture, bloque des progrès éventuels et l’amène donc à se prétendre supérieur à ceux qui, sans pour autant respecter la loi, expriment leur besoin de l’amour de Dieu. Le pharisien n’a pas ce besoin puisqu’il se satisfait de ce qu’il est. Son observance de la loi suffit à sa pratique religieuse, elle lui permet de se présenter comme un juste. Il n’oublie qu’une loi, celle de l’amour qui, elle, est sans limites.
L’essentiel de la confrontation entre Jésus et les scribes et les pharisiens va porter sur ce point. De même que le frère ainé du fils prodigue, ils sont satisfaits de leurs manières de vivre et de croire. Ce n’est pas ce que Jésus met en doute. Mais, alors que les blessés de la vie ont soif d’amour, de reconnaissance et de la vie qui vient de Dieu, l’Évangile fourmille de tels exemples, eux ne cherchent qu’à faire montre de leur justice. Ils sont persuadés que leurs efforts les conduit à une perfection légale.
Jésus ne nie pas l’importance des pratiques conformes à la loi mais affirme qu’il faut aller au-delà en se recentrant sur l’essentiel : Luc 11 42 Malheureux êtes-vous, pharisiens, parce que vous payez la dîme sur toutes les plantes du jardin, comme la menthe et la rue, et vous laissez de côté la justice et l’amour de Dieu. Voilà ce qu’il fallait pratiquer, sans abandonner le reste.
« Moi je vous dis » : des lois utopiques
Pour nous faire sortir de notre bonne conscience, Jésus s’efforce sans cesse de nous déstabiliser par des exigences extrêmes. C’est toute la séquence où il oppose les « on vous a dit » au « moi je vous dis ». Il cherche à nous faire dépasser le raisonnable, le légal pour nous projeter en avant. Le respect de la loi rassure et amène à la satisfaction de soi. Comme le pharisien, si je me compare, je dois bien reconnaître que je suis dans une fourchette haute au niveau de la morale et de la religion par rapport à bien d’autres qui m’entourent. Malgré certaines turpitudes que je cache soigneusement, y compris à moi-même, je ne crains rien de la justice des hommes ni de celle de l’Église. Cela peut tout à fait me satisfaire.
Tout change avec les nouvelles exigences de Jésus :
20 Je vous le dis en effet : Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.
21 Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre, et si quelqu’un commet un meurtre, il en répondra au tribunal.
22 Eh bien moi, je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère en répondra au tribunal. Si quelqu’un insulte son frère, il en répondra au grand conseil. Si quelqu’un maudit son frère, il sera passible de la géhenne de feu. …/…
27 Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère.
28 Eh bien moi, je vous dis : Tout homme qui regarde une femme et la désire a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur.
29 Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car c’est ton intérêt de perdre un de tes membres, et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.
30 Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi : car c’est ton intérêt de perdre un de tes membres, et que ton corps tout entier ne s’en aille pas dans la géhenne.
31 Il a été dit encore : Si quelqu’un renvoie sa femme, qu’il lui donne un acte de répudiation.
32 Eh bien moi, je vous dis : Tout homme qui renvoie sa femme, sauf en cas d’union illégitime, la pousse à l’adultère ; et si quelqu’un épouse une femme renvoyée, il est adultère.
33 Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne feras pas de faux serments, mais tu t’acquitteras de tes serments envers le Seigneur.
34 Eh bien moi, je vous dis de ne faire aucun serment, ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu,
35 ni par la terre, car elle est son marchepied, ni par Jérusalem, car elle est la Cité du grand Roi.
36 Et tu ne jureras pas non plus sur ta tête, parce que tu ne peux pas rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir.
37 Quand vous dites ‘oui’, que ce soit un ‘oui’, quand vous dites ‘non’, que ce soit un ‘non’. Tout ce qui est en plus vient du Mauvais.
38 Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent.
39 Eh bien moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre.
40 Et si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau.
41 Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui.
42 Donne à qui te demande ; ne te détourne pas de celui qui veut t’emprunter.
43 Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
44 Eh bien moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent,
45 afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes.
46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
48 Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.
Là, ce n’est plus possible ! Pour échapper à ces recommandations impossibles à réaliser, la tendance est de dire qu’il s’agit d’exagérations toutes sémitiques de Jésus, or il me semble, au contraire, que l’on touche ici au cœur de son message pour ce qui concerne la justice. Impossible de se prétendre juste après un tel discours, impossible de dire « je suis sans péché », impossible de jeter la première pierre. Mais, inversement, je vais me sentir solidaire de ceux qui galèrent et qui sentent douloureusement leurs limites. J’y perds en assurance mais j’y gagne en amour du prochain dont je me sens justement plus proche.
Autant il est relativement simple d’être fidèle au « vous avez appris », il s’agit des lois, des coutumes, du minimum à réaliser pour qu’une société puisse trouver l’harmonie nécessaire à une vie en commun, autant le « je vous dis » dépasse nos capacités. À nous de choisir : il est toujours possible de mettre ces paroles de Jésus entre parenthèses pour préserver sa bonne conscience en proclamant, à juste titre, qu’il est impossible d’aller jusque-là. On trouvera même dans les évangiles d’autres paroles de Jésus plus raisonnables. Notre foi gagne alors en sécurité, je m’installe dans une honnête moyenne et je peux me réfugier dans quelques rites et pratiques. C’est bien suffisant ! Il ne faut pas exagérer !
Cependant, je perds la morsure de la parole de Jésus. Comme « on ne peut pas aimer tout le monde », je vais me contenter d’un petit nombre d’amis et je vais rester dans une telle médiocrité que je pourrai même prétendre ne pas avoir d’ennemis.
Et pourtant la justice de Jésus va au-delà de la justice des hommes. Je peux la refuser, ce n’est pas grave : j’éviterai la prison et j’irai au ciel sans nul doute, le Père ne manque pas de miséricorde, c’est un juge dont je n’ai rien à craindre… Cependant je ne vais pas profiter de la vie du Royaume dans l’immédiat, je vais me contenter d’une vie rabougrie, bien loin de la plénitude promise par Jésus. Si je pouvais au moins ne pas m’en satisfaire ! Ressentir en permanence cet appel à un mieux, à un plus qui m’empêchera de juger, de condamner, de me sentir supérieur aux autres.
Être parfait comme le Père, je sais bien que c’est impossible mais, avec l’idéal suggéré par Jésus, je ressentirai toujours la nécessité d’aller plus loin, de dépasser mes limites.
Il n’est pas question de se culpabiliser outre mesure, bien au contraire. Les appels que les paroles de Jésus rendent manifestes en moi et que j’ai du mal à suivre ne sont même pas les manques mesquins que j’ai à avouer en confession. Ils sont moins des péchés que des limites très humaines que Jésus me donne envie de dépasser sans cesse. Je ne me dévalorise pas vraiment quand je reconnais que je ne suis pas digne, comme avant la communion, c’est tellement évident ! Mais j’ai besoin d’une prise de conscience aiguë de la distance qu’il me reste à parcourir, de faire l’expérience de ces limites pour demander de l’aide à ce Jésus qui m’appelle à une plus grande perfection. Il faut que j’aie soif d’amour pour ne pas m’arrêter sur les chemins tracés par Jésus vers une justice digne de son Royaume.
Que ton règne vienne : la justice dans le Royaume
Car c’est bien le Royaume qui est visé, lui qu’il faut s’efforcer de faire grandir sur la terre, en attendant le ciel. Sa justice dépasse de beaucoup les lois dont le but est seulement de maintenir l’ordre au profit des puissants.
Tout au long de la Bible, le Royaume est présenté comme la recherche de la domination de Dieu sur le monde. Elle passe essentiellement par la protection du faible contre le fort pour l’honneur de Dieu. Les attentes des religions, et les prières qui vont avec, sont trop terrestres, trop attachées aux choses humaines. Ceux qui attendent du Royaume un temps d’abondance et de tranquillité pour cette vie seront déçus.
Cependant, le Royaume commence ici-bas, il concerne notre vie terrestre et non pas seulement l’attente passive d’un avenir meilleur. C’est pour cette raison qu’il implique des comportements spécifiques, la conformité à des lois qui, si elles sont des chemins à prendre plus que des buts à atteindre, invitent à des changements effectifs dans notre vie.
Dans ce Royaume qui vient, la présence de Dieu agit comme un ferment. Elle ne chasse pas l’humain, elle le transforme de l’intérieur, à condition que l’humain accepte de se laisser pénétrer. De ce fait, vivre selon la loi des Béatitudes, c’est moins essayer de gagner le Royaume en multipliant les efforts que de, dès maintenant, se laisser gagner par lui. C’est aimer l’humanité en Dieu et aimer Dieu dans l’humanité puisque quand je suis dans l’amour, je suis en Dieu, je vis dans le Royaume. Je ne gagne pas le ciel, j’en vis ou pas …
La richesse, tant de fois mise en cause par Jésus dans les évangiles, est un obstacle parce qu’elle apporte l’illusion que nous pouvons nous suffire à nous-mêmes, que nous n’avons pas besoin des autres pas plus que de Dieu. Elle donne assurance et sécurité.
La morale est un autre obstacle quand elle est considérée comme ce qui nous permet de gagner le salut. « La morale est un enduit qui rend les gens imperméables à la grâce » Péguy.
La religion elle-même peut faire obstacle quand, par ses pratiques, elle nous fait croire que ces dernières suffisent pour vivre avec Dieu. Elle peut, elle aussi, nous rendre imperméable à la grâce par les fausses assurances qu’elle provoque, par les moyens qu’elle donne, qui pourraient donner l’illusion que tout autre démarche de conversion est inutile. Elle promet une pureté illusoire et garantit que ses rites sont la voie royale vers le ciel.
Le Royaume n’est pas à chercher au dehors, dans l’une ou l’autre pratique rituelle. Il est au dedans de nous, au cœur de notre monde, si intime et si profond que rien de visible ne peut nous en imposer l’évidence
La recherche du Royaume instaure, du fait de ce manque d’évidence, une crise qui renverse toutes les valeurs et qu’il est difficile d’accepter. Privilégier les petits, les pauvres ; se faire serviteur, renoncer aux stratégies de pouvoir… Jésus multiplie les injonctions qui vont dans ce sens, mettant en cause nos façons de faire. Elles vont tellement à l’encontre de nos pratiques habituelles qui visent l’efficacité que l’on en revient sans cesse à nos stratégies de pouvoir, de recherche de compétences, y compris quand il s’agit d’annoncer la Bonne Nouvelle. Et pourtant celle-ci invite, au contraire, à aller à contre-courant de ces pratiques, à changer de logique. Mais comment croire que c’est Jésus qui a raison quand ce qu’il nous propose contredit toutes nos stratégies qui ont prouvé leur efficacité ?
Les pratiques de justice dans le Royaume changent les approches qui ont fait leurs preuves : Mt 20 Je vous le dis en effet : Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.
Les scribes et les pharisiens utilisaient pourtant des méthodes éprouvées : il y avait des lois à respecter, une religion à pratiquer, une hiérarchie bien en place qui met de l’ordre dans les rapports sociaux… Il est dangereux d’ébranler cet équilibre et de se lancer dans des organisations nouvelles.
Jésus nous dit :
Mt 6 01 « Si vous voulez vivre comme des justes, évitez d’agir devant les hommes pour vous faire remarquer. Autrement, il n’y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux.
Nous croyons qu’il faut être visible au contraire, qu’il faut soigner la communication, prendre une place dans les réseaux sociaux, avoir une bonne organisation, des ministres respectés et des moyens matériels suffisants pour être reconnus. Nous prétendons facilement que nous faisons cela, non pas pour nous faire remarquer mais pour annoncer efficacement la Parole.
Et Jésus, contre tout réalisme, nous demande de nous rapprocher des pauvres en priorité :
Mt 9 13 Allez apprendre ce que veut dire cette parole : C’est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » Luc 14 13 Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; 14 et tu seras heureux, parce qu’ils n’ont rien à te rendre : cela te sera rendu à la résurrection des justes. »
Il est vrai que Jésus, du temps de son ministère, s’est adressé essentiellement aux pauvres, aux rejetés, aux publicains, aux pécheurs, aux prostituées, aux femmes… mais les temps ont changé, il faut aujourd’hui constituer des équipes en s’appuyant sur des personnes solides, former des élites, mettre en place des structures… enflammer les foules par de belles célébrations, des pèlerinages, de grands rassemblements… Pour les pauvres, l’assistanat devrait suffire… Comment croire que c’est la méthode de Jésus qui est la bonne ? Il n’a pas connu le coaching !
Jésus accepte même de passer inaperçu…
Mt 25 37 Alors les justes lui répondront : ‘Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu… ? tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ? tu avais soif, et nous t’avons donné à boire ?
Reconnaître Jésus dans ceux qui ont faim, soif, sont malades, en prison, étrangers… non pas pour les plaindre mais pour en faire nos maîtres. Croire que ce sont eux qui sont les trésors de l’humanité, son avenir comme celui de l’Église… comment y croire et nous engager effectivement dans cette voie ? Le pape François s’y emploie mais il est assez peu suivi. Cela demande une telle conversion du regard que nous avons beaucoup de mal à adhérer à la justice du Royaume. Nous passons devant Jésus sans le voir.
N’est-il pas trop dangereux d’ouvrir grandes les portes ?
Luc 15 07 Je vous le dis : C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion.
Notre préoccupation essentielle est de garder à l’abri les brebis qui sont au bercail, il y en a trop qui sont perdues ! Nous nous réjouissons surtout de celles que nous parvenons à tenir au chaud face aux dangers de la vie.
Luc 16 15 Il leur dit alors : « Vous êtes, vous, ceux qui se présentent comme des justes aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs, car ce qui est prestigieux chez les hommes est une chose abominable aux yeux de Dieu.
Comment ne pas prendre en pleine face ce jugement de Jésus ? Serons-nous capables de nous engager, à la suite de Jésus sur les chemins de la justice du Royaume ?