DE Bergson à Laudato Si

Il est bien clair que la majorité des questions actuelles posées par l’écologie, en particulier telles qu’elles sont reprises par le pape François, sont étrangères aux préoccupations de Henri Bergson. Les insistances étaient différentes à son époque. On peut, cependant, trouver chez ce dernier des approches éclairantes pour notre gestion des interrogations actuelles que le pape reprend à son compte dans son encyclique. J’ai retenu trois pistes qui ont un lien avec notre sujet : un réel en évolution constante, un réel animé de l’intérieur, un réel à rejoindre intuitivement.

Lien avec la théorie de l’évolution

La nature est une réalité une, vivante et en constante évolution. C’est la conviction de Bergson qui s’appuie dans son approche sur la théorie de l’évolution. Elle s’impose progressivement à son époque, avec plus ou moins de difficultés cependant tant elle bouleverse les esprits. Souvenons-nous des problèmes que son contemporain, Teilhard de Chardin (1881-1955), a eu avec la hiérarchie de son temps.

Les idées de base de ces deux chercheurs sont assez semblables : l’univers est en expansion et il est en progrès constant. Teilhard le voyait attiré par un point oméga qui est le Christ, Bergson, quant à lui, pense qu’il est animé de l’intérieur par une force qu’il appelle l’élan vital. Ce dernier dirige ses mutations dans le sens d’une plus grande perfection dont l’homme est le fleuron. L’apparition de l’humanité va accélérer un processus qui n’est pas simplement naturel puisqu’il est animé par cet élan que Bergson, pour ce qui le concerne, affirmera divin au fur et à mesure qu’il se rapprochera du catholicisme.

Ces changements vont, tant chez Teilhard que chez Bergson, dans le sens d’un progrès constant, le pape, pour sa part, sensible aux questions de l’écologie, est moins optimiste : il y a du meilleur et du pire : « l’accélération continuelle des changements de l’humanité et de la planète s’associe aujourd’hui à l’intensification des rythmes de vie et de travail, dans ce que certains appellent ‘‘rapidación’’. [1]

Si François insiste en permanence sur le lien indissociable qui lie l’homme et la nature, sur leur interdépendance, s’il redit souvent qu’ils ne peuvent qu’évoluer ensemble, en se respectant mutuellement, sous peine de se perdre l’un l’autre, la théorie de l’évolution ne fait pas directement partie du sujet de Laudato si. Il faut dire qu’elle est aujourd’hui une quasi évidence, tant elle n’est plus remise en cause que par quelques complotistes attardés. De fait, l’origine commune de l’homme et de la nature, et le fait que l’ensemble soit en constante évolution sont clairement sous-jacents à tout le texte. Que Dieu soit à l’origine d’un tel mouvement est également nettement affirmé avec la précision, toute théologique, que son influence n’altère pas la liberté humaine.

Dieu « est présent au plus intime de toute chose, sans conditionner l’autonomie de sa créature, et cela aussi donne lieu à l’autonomie légitime des réalités terrestres. Cette présence divine, qui assure la permanence et le développement de tout être, « est la continuation de l’action créatrice ». L’Esprit de Dieu a rempli l’univers de potentialités qui permettent que, du sein même des choses, quelque chose de nouveau peut surgir : « La nature n’est rien d’autre que la connaissance d’un certain art, concrètement l’art divin inscrit dans les choses, et par lequel les choses elles-mêmes se meuvent vers une fin déterminée. Comme si l’artisan constructeur de navires pouvait accorder au bois de pouvoir se modifier de lui-même pour prendre la forme de navire » (Aristote).[2]

Cette citation demanderait bien d’autres développements : l’idée de création continuée chère à Descartes ; celle d’une création multipliant les possibles, ouvrant la possibilité à de la nouveauté et, de plus, laissant de l’espace à des choix libres ; un art divin inscrit dans les choses qui détermine, malgré tout, la fin la meilleure suivant la citation d’Aristote…

Ainsi, l’évolution, qui n’est un développement aveugle ni chez Bergson ni chez Teilhard, ne l’est pas davantage chez François qui rejoint la pensée de l’un et de l’autre, avec des nuances le rapprochant de Teilhard :

« L’aboutissement de la marche de l’univers se trouve dans la plénitude de Dieu, qui a été atteinte par le Christ ressuscité, axe de la maturation universelle. …/… La fin ultime des autres créatures, ce n’est pas nous. Mais elles avancent toutes, avec nous et par nous, jusqu’au terme commun qui est Dieu, dans une plénitude transcendante où le Christ ressuscité embrasse et illumine tout ; car l’être humain, doué d’intelligence et d’amour, attiré par la plénitude du Christ, est appelé à reconduire toutes les créatures à leur Créateur. » [3]

La précision de François est intéressante : le but de l’évolution n’est pas l’homme puisque lui-même et la nature conjointement ont leur aboutissement dans la plénitude de Dieu qui est le Christ ressuscité, des termes qui sont en forte consonnance avec le point oméga dont parle Teilhard.

La perspective évolutionniste est donc bien présente dans Laudato si, sans qu’elle en soit le centre puisqu’elle est devenue une évidence communément admise aujourd’hui, contrairement à l’époque précédente. Ce texte est cependant moins optimiste que chez les autres auteurs tant l’idée de dégradation de la nature est omniprésente désormais.

La nature est habitée par un dynamisme interne

Comme je l’ai déjà laissé entendre, l’évolution chez Bergson, pas plus que chez Teilhard d’ailleurs, n’est le fruit d’un développement désordonné. Elle est orientée grâce à une tension interne qui la guide vers le meilleur possible.

Pour Bergson l’élan vital est la dynamique qui anime et pousse la nature dans un constant développement vers un mieux, vers une plus grande perfection. Cette évolution n’est pas le seul fait du hasard, elle est orientée. Des choix internes sont faits en référence à un projet sous-jacent, expression donc d’une volonté extérieure.

Bergson va progressivement nommer Dieu cet élan et même un Dieu proche de celui du catholicisme.

On trouve, bien entendu, la même logique dans l’encyclique de François lui qui n’a pas choisi son nom au hasard, comme il tient à le préciser :

« Saint François, fidèle à l’Écriture, nous propose de reconnaître la nature comme un splendide livre dans lequel Dieu nous parle et nous révèle quelque chose de sa beauté et de sa bonté : « La grandeur et la beauté des créatures font contempler, par analogie, leur Auteur » (Sg 13, 5), et « ce que Dieu a d’invisible depuis la création du monde, se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (Rm 1, 20). [4]

Que Dieu soit présent dans sa création est une évidence aussi bien pour le pape François que pour le saint à qui il fait référence mais, de plus, il s’y révèle. Il nous parle par elle et nous pouvons, grâce à notre rapport avec la nature, découvrir quelque chose de son mystère et même dialoguer avec son auteur grâce à notre intelligence. Il faut noter cependant, avec saint Jean de la Croix, que cette reconnaissance n’est pas automatique. Elle suppose une certaine connaissance de Dieu préalable qui ne s’obtient que grâce à la Révélation qui nous en a été faite par les Écritures. C’est pour cela que François poursuit par un « nous chrétiens, en outre » :

« Nous chrétiens, en outre, nous sommes appelés à « accepter le monde comme sacrement de communion, comme manière de partager avec Dieu et avec le prochain à une échelle globale. C’est notre humble conviction que le divin et l’humain se rencontrent même dans les plus petits détails du vêtement sans coutures de la création de Dieu, jusque dans l’infime grain de poussière de notre planète ». [5]

Se mêlent ainsi, pour le chrétien et pour lui seulement, le rapport au divin, celui avec la création dans ses plus infimes détails et, ce qui est nouveau, avec l’ensemble de l’humanité. Le pape François ne dissocie jamais l’écologie du respect que l’on doit à chaque homme. Sa vision est toujours globale et l’engagement vital auquel il nous invite prend en compte la totalité du réel, homme-nature ce qui n’est pas en contradiction avec la philosophie de Bergson.

Il nous invite, cependant, à une ouverture supplémentaire : ce que Bergson voyait simplement comme un élan vital, il le nomme « amour » ce qui est également une spécificité chrétienne. En conséquence, la création est bonne dans sa totalité puisqu’elle est le fruit de l’amour divin même si ce n’est pas toujours facile à admettre quand on entre dans les détails… Nous avons bien besoin du soutien de la Sagesse, de Basile le Grand et même de celui de Dante !

« L’amour de Dieu est la raison fondamentale de toute la création : « Tu aimes en effet tout ce qui existe, tu n’as de dégout pour rien de ce que tu as fait ; car si tu avais haï quelque chose, tu ne l’aurais pas formé » (Sg 11, 24). Par conséquent, chaque créature est l’objet de la tendresse du Père, qui lui donne une place dans le monde. Même la vie éphémère de l’être le plus insignifiant est l’objet de son amour, et, en ces peu de secondes de son existence, il l’entoure de son affection. Saint Basile le Grand disait que le Créateur est aussi « la bonté sans mesure », et Dante Alighieri parlait de l’« amour qui meut le soleil et les étoiles ». Voilà pourquoi à partir des œuvres créées, on s’élève « vers sa miséricorde pleine d’amour. »[6]

Ce n’est bien sûr vrai que pour les chrétiens et François tient à préciser à nouveau, qu’en tant que chrétien, nous tenons à maintenir la distinction entre la créature et son Créateur, ce qui n’était pas l’avis de Spinoza. L’écologie profonde, de son côté, défend l’idée d’une continuité totale entre l’homme et la nature en faisant de cette dernière « l’englobant » suprême et en refusant toute altérité divine. La nature est sacralisée dans cette perspective et un tel monisme rejoint le vieux fonds animiste que nous avions évoqué l’année précédente. 

Les chrétiens tiennent au contraire à maintenir une distance radicale qui ouvre un espace de dialogue avec Dieu. Son œuvre est admirée tout en nous renvoyant en permanence vers celui qui en est l’auteur. C’est ce que rappelle François :

« En même temps, la pensée judéo-chrétienne a démystifié la nature. Sans cesser de l’admirer pour sa splendeur et son immensité, elle ne lui a plus attribué de caractère divin. »[7]

Cela n’est cependant pas incompatible avec le fait que « l’univers se déploie en Dieu ». L’altérité divine n’empêche pas que Dieu soit présent dans la moindre parcelle de sa création. L’altérité divine va de pair, insiste-t-il, avec son immanence. Ce que l’on appelle la « grâce » n’est qu’un autre nom de la foi en la présence de Dieu en toutes choses, en chacun de nous et, en particulier, dans le visage du pauvre dans la pure tradition évangélique. Dieu n’est pas à distance de la nature et de l’humanité, il y est omniprésent. Il nous permet de le retrouver, à condition, une fois de plus, qu’on ait appris à le connaître grâce à la Révélation de son Fils pour rejoindre cette conception de la mystique.

L’Incarnation du Fils et son ascension est une autre expression de ce Dieu qui se rend présent en toutes choses et qui remplit l’univers sans laisser aucun espace d’où il serait absent. La grâce n’est pas un cadeau qui serait extérieur au donateur. Quand Dieu se donne, c’est lui-même qui vient et occupe l’espace qu’on lui laisse et que laisse la Création. Le chemin de la rencontre avec Dieu ne part donc pas seulement de l’extérieur pour rejoindre l’intérieur, il est aussi sortie de soi. Le christianisme maintient la tension entre sa foi en un Dieu totalement autre et celle qui lui fait croire à son implication totale dans la moindre parcelle de sa Création.

« L’univers se déploie en Dieu, qui le remplit tout entier. Il y a donc une mystique dans une feuille, dans un chemin, dans la rosée, dans le visage du pauvre. L’idéal n’est pas seulement de passer de l’extérieur à l’intérieur pour découvrir l’action de Dieu dans l’âme, mais aussi d’arriver à le trouver en toute chose, comme l’enseignait saint Bonaventure : « La contemplation est d’autant plus éminente que l’homme sent en lui-même l’effet de la grâce divine et qu’il sait trouver Dieu dans les créatures extérieures ». [8]

L’univers est donc saturé de la présence divine ce qui, pour le chrétien, est une raison supplémentaire de le respecter et d’avoir un comportement écologique à son égard.

« Les Évêques du Brésil ont souligné que toute la nature, en plus de manifester Dieu, est un lieu de sa présence. En toute créature habite son Esprit vivifiant qui nous appelle à une relation avec lui. La découverte de cette présence stimule en nous le développement des « vertus écologiques ». [9]

Que Dieu et sa création soient intimement mêlés et que nous soyons également, en tant qu’hommes, pris dans ce mouvement est une conviction qui dérive logiquement de notre foi. Il est possible cependant que cette dernière en reste au niveau de l’abstraction dans une approche purement intellectuelle. La piste de l’intuition, développée par Bergson, donne des perspectives attrayantes pour lui donner davantage d’épaisseur. 

L’intuition

L’intuition désigne chez Bergson le processus qui consiste à approcher au plus près du réel, de la nature vivante donc et de l’élan vital qui l’anime.

Il ne s’agit pas d’un mouvement spontané qui nous mettrait directement en contact avec le réel au sens où il serait naturel et ne demanderait aucune rigueur particulière. L’intuition suppose au contraire un véritable effort de purification du regard mais elle implique aussi un préalable : l’utilisation de notre intelligence.

Ainsi, notre premier accès au réel ne nous demande a priori aucun effort. Il passe par un ensemble de sensations et de sentiments qui nous amènent à réagir en laissant libre cours à notre affectivité, sans le détour d’une réflexion quelconque. Pour dépasser ces comportements spontanés, Bergson nous rappelle à deux démarches complémentaires : l’intelligence donc qui ouvre ensuite à la possibilité de l’intuition.

Il s’agit bien d’entrer dans une approche immédiate, à condition de prendre le terme au sens de l’effort d’élimination progressive de toutes les médiations qui font habituellement écran entre le réel et nous. Nos perceptions sont le plus souvent influencées par nos habitudes, notre culture, l’ensemble de nos conditionnements, par ce qui passe pour des évidences tant qu’on ne s’est pas astreint à la réflexion. Elles sont de simples réactions aux stimuli venus de l’extérieur qui nous arrivent filtrés par une foule de précompréhensions. L’intelligence nous permet de dépasser ce premier niveau.

Ainsi, comme il n’existe pas de fait brut, ce que nous désignons par là étant toujours le fruit d’une construction que nous avons faite ou que d’autres ont faite pour nous, il est important de prendre conscience de l’effort d’intelligence qui permet cette élaboration. Ainsi, les faits dont nous partons dans chacune de nos révisions de vie sont des moments choisis, privilégiés parmi bien d’autres, reconnus comme essentiels et mis en forme pour cela. Qu’ils soient choisis et reconstruits ne signifie pas qu’ils soient sans intérêt, bien au contraire. C’est cette opération qui leur donne leur valeur et leur pertinence pour les développements ultérieurs. Cependant, et sans nier l’intérêt des constructions de la raison, Bergson voudrait nous suggérer une autre forme de rapport avec ce qui nous est extérieur, l’intuition, qui tout en présupposant un travail de l’intelligence pour écarter ce qu’il y a d’inadéquat dans nos manières de nous rapprocher du concret de la réalité, nous amène à un autre niveau de profondeur.

La première voie d’accès que nous empruntons pour comprendre le monde, utilise les moyens de la raison, souvent apparentés à la démarche scientifique et en tous les cas à la logique. Elle s’applique à détecter des constantes, à repérer ce qui se répète et que l’on peut organiser pour en faire des théories universalisables. Le but de l’approche de l’intelligence est de nous situer dans le réel, de le rendre manipulable jusqu’à ce que nous puissions avoir une action sur lui et le plier le plus possible à nos désirs personnels et collectifs.

Le passage par la démarche intelligente est donc incontournable si nous voulons dépasser nos illusions, nos rêves, les projections que nous appliquons régulièrement sur la réalité… La rigueur des concepts de type scientifique permet d’évacuer la plupart des dérives émotionnelles et des précompréhensions qui forment un écran entre les choses et nous, d’autant plus problématique qu’elles s’imposent a priori comme des évidences.

Pour Bergson cependant, cette approche froide n’est pas suffisante. Elle est à dépasser si nous voulons vraiment goûter au réel dans ce qu’il a de singulier et ne pas en rester aux reconstructions formelles que nous en faisons. Les théories, les structures intellectuelles, les analyses… sont indispensables si nous souhaitons acquérir un accès réaliste et donc efficace au concret mais elles constituent à leur tour un écran qui empêche de toucher le réel dans ce qu’il a d’unique. Elles permettent de ramener l’inconnu à du connu, d’élargir le particulier à l’universel, de donner des pistes pour nous situer dans l’existence d’une manière active et raisonnée… Cependant Bergson voudrait nous amener au-delà, retrouver une deuxième innocence.

La première reposait sur des illusions et sur des perceptions sensibles non éclairées. La deuxième mettrait à nouveau l’accent sur les sensations, sur l’entrée en résonnance avec la nature, mais après avoir atteint, par la rigueur, une approche raisonnée.

Pour prendre des exemples, celui qui ne connaît pas le vin ne peut pas le goûter pleinement. Il est bon de passer par des formations, des expériences répétées pour progressivement en comprendre les finesses. Cependant, si l’œnologie peut être une étape importante, il importe de ne pas s’en contenter si l’on veut vraiment prendre du plaisir dans le fait de boire. Ce plaisir est irréductible à tout ce qu’on peut en dire d’une manière intelligence sans pour autant négliger obligatoirement cette étape.

Il en est de même pour la musique dont on disséquera parfois avec profit les éléments pour en toucher les subtilités avant de se laisser emporter par son flux au-delà de ce qu’on en dira raisonnablement.

Dans nos relations humaines également, il est souvent utile de ne pas négliger les analyses psychologiques ou sociologiques pour éviter de laisser libre cours à nos fantasmes et rectifier nos erreurs d’appréhension et de comportement. Cependant, vient un moment où il est indispensable d’aller au-delà si nous voulons aimer, vivre des amitiés, voire rencontrer le Seigneur dans l’autre. 

Enfin, et pour rejoindre à nouveau l’encyclique de François, pour nous risquer à dire à notre tour Laudato si, « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la terre, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe », et « cette sœur crie en raison des dégâts que nous lui causons par l’utilisation irresponsable et par l’abus des biens que Dieu a déposés en elle »[10], il importe de dépasser les théories sur Dieu et sur les sciences de la nature pour entrer dans une démarche de croyant qui cherche à communier avec l’une et l’autre. Si nous souhaitons considérer la terre comme une sœur et une mère qui nous porte et que nous faisons parfois souffrir, une fois passés les théories écologiques et théologiques, il faut bien aller jusqu’à oser un rapport intuitif avec elle. 

C’est ainsi que le pape nous propose clairement d’entrer dans une démarche que Bergson qualifierait d’intuitive. Bien loin du sentimentalisme de ceux qui embrassent les arbres comme de ceux qui se contentent de grands discours sur le réchauffement climatique, une autre voie est à explorer qui, sans oublier la raison, tente de rejoindre au plus près le mouvement du réel.

Ainsi, pour concevoir la terre comme François la présente : « parmi les pauvres les plus abandonnés et maltraités, se trouve notre terre opprimée et dévastée, qui « gémit en travail d’enfantement (Rm 8, 22) » cela suppose une démarche intuitive telle que l’entend Bergson qui va au-delà de l’intelligence. Quand il écrit : « Notre propre corps est constitué d’éléments de la planète, son air nous donne le souffle et son eau nous vivifie comme elle nous restaure »[11] il s’appuie sur des théories de la science, tout en les dépassant dans une vision plus intuitive.

« Son témoignage (de saint François) nous montre aussi qu’une écologie intégrale requiert une ouverture à des catégories qui transcendent le langage des mathématiques ou de la biologie, et nous orientent vers l’essence de l’humain. Tout comme cela arrive quand nous tombons amoureux d’une personne, chaque fois qu’il regardait le soleil, la lune ou les animaux même les plus petits, sa réaction était de chanter, en incorporant dans sa louange les autres créatures. Il entrait en communication avec toute la création, et il prêchait même aux fleurs « en les invitant à louer le Seigneur, comme si elles étaient dotées de raison ».[12]

François, bien entendu, n’en reste pas à ce rapport sensible avec la nature. L’intuition de la foi nous invite à découvrir, dans le secret des choses, la présence du Créateur et de son projet d’amour. Cela est impossible si l’on en reste à une approche rationnelle ou du moins on ne va pas bien loin si on en reste là. Aller jusqu’à la communion avec l’amour créateur suppose, au-delà de la théologie et de la Bible mais en passant par elles, de faire l’effort de le rejoindre intuitivement dans le mouvement du monde, ce qui ne peut se faire que dans la prière personnelle et collective et dans la méditation, contemplation du monde. C’est ce qu’affirme le pape :

« Pour la tradition judéo-chrétienne, dire ‘‘création’’, c’est signifier plus que ‘‘nature’’, parce qu’il y a un rapport avec un projet de l’amour de Dieu dans lequel chaque créature a une valeur et une signification. La nature s’entend d’habitude comme un système qui s’analyse, se comprend et se gère, mais la création peut seulement être comprise comme un don qui surgit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l’amour qui nous appelle à une communion universelle. »[13]

Pour y parvenir, il est nécessaire d’admettre que l’approche religieuse du réel, comme celles d’autres disciplines non scientifiques, est parfaitement légitime et amène à une compréhension particulière qu’il faut se garder de négliger. Là aussi François rejoint tout à fait ce que Bergson nous dit de l’intuition :

« On ne peut pas soutenir que les sciences empiriques expliquent complètement la vie, la structure de toutes les créatures et la réalité dans son ensemble. Cela serait outrepasser de façon indue leurs frontières méthodologiques limitées. Si on réfléchit dans ce cadre fermé, la sensibilité esthétique, la poésie, et même la capacité de la raison à percevoir le sens et la finalité des choses disparaissent. Je veux rappeler que « les textes religieux classiques peuvent offrir une signification pour toutes les époques, et ont une force de motivation qui ouvre toujours de nouveaux horizons […] Est-il raisonnable et intelligent de les reléguer dans l’obscurité, seulement du fait qu’ils proviennent d’un contexte de croyance religieuse ? ».[14]

La mystique

En guise de conclusion et de clin d’œil, je voulais reprendre la citation de saint Jean de la Croix faite par François. Selon Bergson en effet, ce sont les mystiques qui touchent au plus le réel dans son intégralité, en mêlant dans une même vision Dieu, l’homme et la nature. Les mystiques ne sont plus dans les sentiments et dans les seules sensations puisqu’ils ont traversé la nuit des sens. Ils n’en restent pas au monde des idées, même s’ils ont fait de la théologie, puisqu’ils sont entrés dans la nuit de l’esprit. Ils sont parvenus à la deuxième innocence dont nous parlions et qui est l’état le plus proche de ce que Bergson appelle la démarche intuitive. Leur expression culmine alors dans le poème qui dit au mieux la complexité et la profondeur de leur vie avec Dieu en communion avec l’humanité et avec la nature.

Il est frappant que le pape vers la fin de son encyclique fasse à son tour ce rapprochement dans une prose bien balancée qui joue avec la transcendance et l’immanence :

« Saint Jean de la Croix enseignait que ce qu’il y a de bon dans les choses et dans les expériences du monde « se rencontre[nt] en Dieu éminemment et à l’infini, ou pour mieux dire, chacune de ces excellences est Dieu même, comme toutes ces excellences réunies sont Dieu même ». Non parce que les choses limitées du monde seraient réellement divines, mais parce que le mystique fait l’expérience de la connexion intime qui existe entre Dieu et tous les êtres, et ainsi « il sent que Dieu est toutes les chose ». S’il admire la grandeur d’une montagne, il ne peut pas la séparer de Dieu, et il perçoit que cette admiration intérieure qu’il vit doit reposer dans le Seigneur : « Les montagnes sont élevées ; elles sont fertiles, spacieuses, belles, gracieuses, fleuries et embaumées. Mon Bien-Aimé est pour moi ces montagnes. Les vallons solitaires sont paisibles, agréables, frais et ombragés. L’eau pure y coule en abondance. Ils charment et recréent les sens par leur végétation variée et par les chants mélodieux des oiseaux qui les habitent. Ils procurent la fraîcheur et le repos par la solitude et le silence qui y règnent. Mon Bien-Aimé est pour moi ces valons ». (Cantique Spirituel, XIV-XV)[15]


[1] Laudato si18

[2] Idem 80

[3] Idem 83

[4] Idem 12

[5] Idem 9

[6] Idem 77

[7] Idem 78

[8] Idem 233

[9] Idem 88

[10] Laudato si1&2

[11] Idem 2

[12] Idem 11

[13] Idem 76

[14] Idem 199

[15] Idem 234

Laisser un commentaire