Des rapports au réel

Nous n’avons accès au réel que par des récits, qu’ils soient symboliques ou imaginaires. Le livre de Philippe Descola : Les formes du visible[1] nous a servi de base de départ dans la réflexion qui suit. L’auteur, dans cet ouvrage, cherche à saisir, à partir des représentations produites dans différentes civilisations, la diversité des rapports au réel que l’on retrouve dans les groupes humains de par le monde.

Notre préoccupation est différente de celle de Descola dans la mesure où nous nous sommes plus intéressés aux présupposés — ou aux conclusions— de son étude qu’à son travail de recherche anthropologique proprement dit sur les représentations. Nous avons surtout cherché comment, à partir de son approche, comprendre la diversité de nos propres manières de nous situer dans le monde, d’en faire des récits, voir aussi dans quelle mesure nous pouvons, grâce à son étude, élargir l’horizon de nos approches du réel.

Le fond de sa recherche consiste à examiner les quatre façons contrastées de désigner les continuités et les discontinuités entre humains et non-humains. Il s’agit de quatre grandes familles de récits : l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme. Nous allons à notre tour parcourir ces quatre approches en cherchant à discerner en quoi elles nous concernent.  Contrairement à notre auteur qui commence par l’animisme parce qu’elle est la forme la plus ancienne et la plus courante, nous allons partir du naturalisme parce que c’est en lui que nous sommes nés et que c’est lui qui a profondément marqué notre rapport au monde. C’est en outre de lui que nous sommes restés les plus proches. C’est cependant sur l’animisme que portera l’essentiel de notre réflexion.

Le naturalisme

Dans cette forme de mondiation, c’est-à-dire de rapport au monde, c’est par leur esprit, non par leur corps, que les humains se différencient des non-humains, comme c’est aussi par cette disposition invisible qu’ils se différencient entre eux, par paquets, grâce à la diversité des réalisations que leur intériorité collective autorise en s’exprimant dans des langues et des cultures distinctes.

L’esprit et la matière

Si on en croit le naturalisme, il faut distinguer strictement les hommes qui, seuls, ont un esprit et la faculté de penser, de ce qui est non-humain qui en est dépourvu. Les hommes sont des êtres à part, au sommet de la Création ou de l’Évolution parce qu’il n’y a qu’eux pour bénéficier de la conscience et qu’ils sont les seuls à avoir une âme.[2]

Une telle conception est largement dominante dans nos sociétés occidentales et constitue le fond de l’approche symbolique du réel. Ses origines sont anciennes si on en croit le livre de Marcel Gaucher Le désenchantement du monde. Ce dernier fait remonter cette manière de penser au judaïsme de la Genèse. Une des préoccupations principales du texte inaugural de la Bible, bien que relativement récent par rapport aux autres livres qui la constituent, surtout le premier chapitre, est de chasser tous les dieux qui habitent le monde des religions traditionnelles. Dans la Genèse, le soleil, la lune, les étoiles, les sources, les arbres… sont des réalités matérielles et non des divinités. Il n’y a donc aucune raison de leur vouer un culte. Dieu est l’unique et sa toute-puissance n’est concurrencée par aucune autre puissance céleste ou terrestre, pas de divinités autres que lui. Dans ce contexte, les hommes ont un statut particulier comme êtres en partie spirituels. Ils sont du côté de Dieu, créés à son image tandis que le reste de la Création est privé de tout mystère.

Le monde scientifique

Cette vision du monde a ouvert la voie, à la longue, aux approches scientifiques et techniques. Le monde étant désigné comme une simple matière, dépourvue de spiritualité et de caractère divin, il n’y a aucune de raison de le respecter outre mesure. L’homme peut en user à sa guise. D’abord conçu comme le théâtre de l’histoire humaine, il sera réduit en fin de compte, à cause des dérives du capitalisme et du libéralisme, à n’être que la base du développement technique et la source du seul profit. La nature n’étant plus habitée par la vie ni considérée comme une partenaire, est réduite à l’état de simple réservoir de matières premières dont l’homme peut disposer à sa guise. 

Tant que les pouvoirs de l’homme ont été relativement limités, les dégâts sont restés sans grandes conséquences. On a même longtemps cru que les réserves naturelles seraient sans fin et que l’on pourrait puiser dans ces ressources indéfiniment. On a refusé à la nature, dans son ensemble, les caractéristiques d’un organisme vivant avec lequel il serait indispensable d’entrer dans un rapport équilibré.

Une telle conception du monde explique que les approches scientifiques se soient aussi rapidement développées dans le monde judéo-chrétien au point de prendre le dessus sur toutes les autres, d’autant qu’elles ne manquent pas d’avantages. D’abord, il est relativement facile de s’accorder sur la validité de leurs résultats à la seule condition d’accepter les prémices de leur méthode. De plus, elles ne s’intéressent qu’aux phénomènes qui se reproduisent avec régularité et qui sont donc facilement repérables. Enfin, leurs résultats, qui s’appuient sur une logique stricte et sur l’observation impartiale, sont vérifiables à l’infini et falsifiables[3].

En outre, les vocabulaires qu’elles utilisent, sur des bases mathématiques, dépassent les frontières et les civilisations ce qui rend leurs conclusions universalisables loin des discussions infinies ouvertes par les autres approches du réel. Enfin, leur efficacité, aisément réitérable, est très précieuse pour ceux qui veulent domestiquer le monde et l’utiliser à leur profit. Cette médaille, cependant, a son revers.

Des dérives

Nous sommes entrés dans une ère où il devient évident que les entorses au respect des lois de la nature, vont jusqu’à mettre en danger la survie de l’humanité toute entière. La vision naturaliste résiste, malgré tout, tellement les enjeux économiques sont dominants aujourd’hui et parce qu’il est difficile de changer une mentalité quand elle a autant fait preuve de son efficacité. L’homme, fier de sa domination, préfère continuer à se présenter comme un être à part. Il a fini par s’en persuader lui-même au point de ne pas se rendre compte des dangers proches qui le guettent. Et même, quand il les perçoit, il a tendance à fermer les yeux sur leur gravité et à renvoyer obstinément à plus tard les mesures pourtant indispensables à sa survie à court ou moyen terme.

Les êtres que l’on considère le plus facilement comme des vivants sont les premières victimes d’un tel déni des lois naturelles. Les plantes et les animaux, en particulier, sont traités comme des objets que l’on aurait le droit de manipuler à notre guise. La limite a été franchie avec Descartes qui parle « d’animaux machines », leur refusant par là toute intelligence et conscience. Ce philosophe a beaucoup d’adeptes, inconscients de leur filiation : encore aujourd’hui, le monde animal et végétal est maltraité quand c’est le seul profit et la rentabilité maximale qui sont recherchés. L’homme lui-même n’est pas toujours mieux considéré…

Sortir du naturalisme ?

Ces dérives viennent de la priorité donnée au naturalisme. Les pouvoirs qu’il a offerts à l’homme sont tellement énormes qu’on ne voit pas comment s’en éloigner. Grâce à lui, les sciences sont libérées des obstacles qui risqueraient d’entraver ses efforts de compréhension et de transformation du monde. Quant à l’ouverture qu’il procure, elle a permis de multiplier les découvertes pratiques d’une manière exponentielle. De par son intelligence et par le biais des approches scientifiques, l’homme est parvenu à comprendre et à dominer tout ce qui est désormais en son pouvoir bien que des éléments lui échappent encore. L’hypothèse Dieu elle-même devient inutile pour un homme prométhéen, surtout que la technique, autre fruit du naturalisme, a donné à l’homme un pouvoir qui ne semble pas avoir de limite. Le monde artificiel qu’elle a construit pour son seul profit semble libérer l’humanité de toutes ses entraves en créant autour d’elle un espace protégé, fait à son image et dont il est le maitre.

À l’extrémité de cette trajectoire, il y a le scientisme qui voudrait faire croire, qu’un jour, grâce à la science, tous les problèmes seront résolus, y compris la mort. Si on l’en croit, ce qui résiste encore à l’homme ne serait qu’un obstacle temporaire qu’il parviendra à dépasser. La croyance perdure que, grâce aux progrès scientifiques et techniques, tous les problèmes finiront par trouver des solutions. Cependant, le naturalisme, qui amène à croire que les progrès de l’humanité ne connaîtront pas de limite, se retrouve aujourd’hui face à des dénis cinglants qu’il a de la difficulté à intégrer.

Face à des impasses

Son aveuglement a conduit l’homme, qui se pense moderne, à regarder avec mépris les autres approches du réel qu’il considère comme des méthodes d’arriérés. Elles sont rejetées dès qu’elles n’atteignent pas un haut niveau scientifique et technique qui serait la seule référence de qualité humaine. Cependant, le bel enthousiasme scientiste commence sérieusement à se fissurer.

Il est de plus en plus évident que les sciences, comme aussi les techniques, se heurtent à des limites graves qui apparaissent d’une manière sans cesse plus évidente. La nature, quand elle n’est pas respectée, devient inhospitalière au point de refuser d’être le cadre dont l’homme rêverait. 

Le scientisme qui cherche à nous persuader que nous finirons par tout maîtriser dans un futur proche, montre les conséquences désastreuses de son hubris : le réel, que les sciences voudraient rendre transparent par leurs analyses, échappe à la saisie totale de son mystère. La multiplication des déchets issus des activités humaines est le signe qu’une grande partie du réel échappe à la compréhension des phénomènes naturels. On s’en approche et on le manipule en partie, mais il se refuse dans un grand nombre de domaines. Beaucoup de ses éléments passent entre les mailles du filet tendu par la méthode scientifique et la technique ne sait plus quoi faire avec ce qui lui échappe. Ainsi, alors qu’on croyait maîtriser l’atome, on ne sait plus quoi faire des déchets, la pollution ne fait que grandir, la température augmente inexorablement…

Les impasses dans lesquelles le naturalisme nous conduit inexorablement amènent de plus en plus de personnes à diriger son regard, avec un renouveau d’intérêt et de respect, vers d’autres formes de rapport au monde. C’est alors que les analyses de Descola révèlent leur utilité. Ne faudrait-il pas ré-enchanter ce monde dont nos société modernes, essentiellement occidentales, ont écarté abusivement tout mystère ? Qu’en est-il en particulier de nos manières d’être religieux ?

Au niveau de la foi

Le naturalisme impacte fortement l’ensemble de nos comportements vis-à-vis de la part humaine et non humaine du monde mais elle touche également les façons dont nous vivons la foi chrétienne… ce qui fait partie de nos préoccupations particulières. Il introduit dans cette foi des inflexions préoccupantes.

Terre et ciel

Ainsi, nous avons appris au catéchisme que notre Dieu est vraiment un Père mais il est dans les cieux, un domaine particulier qui lui est réservé, nous sommes donc séparés de lui. On nous a dit aussi qu’il a certes créé le ciel et la terre aux temps des origines, mais qu’il s’en est retiré par la suite, laissant le monde matériel à la discrétion des hommes. C’est de cette manière que nous avons compris le « soumettez la terre » de la Genèse. En conséquence, notre monde n’étant plus habité par la divinité, nous pourrions désormais en disposer à notre guise. Cependant, nous nous retrouvons bien seuls dans cette tâche si Dieu n’est plus là pour soutenir nos projets. 

Un autre exemple, si la foi en une vie éternelle n’est pas remise en cause et si nos défunts sont toujours vivants, nous croyons, dans cette mouvance, qu’ils nous ont vraiment quittés, qu’ils sont désormais dans un autre monde, un arrière monde à l’écart du nôtre, qu’ils ont rejoint Dieu mais bien loin de nous. Pour celui qui rêve d’unifier la vie et de faire du Royaume de Dieu une réalité actuelle, cela fait beaucoup d’obstacles mais pour beaucoup d’autres chrétiens, cela reste des évidences : deux mondes existent séparément.

La grâce

La prière, elle aussi, est marquée par le naturalisme. L’homme religieux continue à se tourner vers Dieu et à solliciter de lui, même s’il est ailleurs, des gestes exceptionnels à son égard. Il implore des faveurs, demande des privilèges pour que Dieu comble pour quelques instants le fossé qui le sépare de lui. Celui qui tient, en général, à exister de manière autosuffisante et à être pleinement responsable de son destin, éprouve le besoin d’une aide exceptionnelle quand il se trouve face à des moments difficiles. Il se tourne alors vers Dieu et, au moyen de pratiques proches de la magie, s’efforce d’obtenir des faveurs divines en donnant ou en promettant des sacrifices en retour.

Dans cette manière de comprendre les relations avec la divinité, la grâce est ce don qui nous est fait quand nous le demandons et que nous recevons comme un cadeau, une aide ponctuelle qui va de Dieu à nous et qui comble certains de nos manques, moyennant quelques efforts de notre part. Elle ne supprime pas la distance, elle jette un pont par-dessus, elle sort de Dieu pour nous rejoindre comme un élément extérieur à lui et à nous.

Alors, selon le modèle de l’échange marchand, il est bon de faire des dons à Dieu : prières, sacrifices, rites, bonnes actions… pour recevoir de lui le don de la grâce, ce qui est infiniment plus, tout de même, que ce que nous sommes capables de donner… On reste cependant dans une forme d’échange : je te donne pour que tu me donnes. La grâce pourrait être d’un autre ordre ! C’est ce que nous voudrions montrer…

Les Écritures

L’approche des textes sacrés est, elle aussi, marquée par le naturalisme. Une lecture « sérieuse » suppose de passer par des méthodes scientifiques, structurales ou historico-critiques.  Elles permettent d’entretenir avec les textes un rapport qui éloigne au maximum l’affectivité et l’imaginaire. La théologie est elle aussi tentée de se prendre pour une science de Dieu en faisant du raisonnable le maitre mot de son rapport avec lui. 

Il n’est pas question de rejeter ces cheminements qui sont hautement respectables. Ils ont permis de sortir des lectures fondamentalistes, affectives, magiques, littérales… Il serait dommage toutefois qu’ils assèchent à leur tour le mystère irréductible qui accompagne obligatoirement les approches d’un divin : il ne faudrait pas oublier qu’il reste le tout autre. Les textes ne sont certes pas des révélations immédiates de Dieu, ils passent par le filtre humain de l’inspiration. Ils demandent donc à être décryptés, resitués dans les périodes où ils ont vu le jour pour en baliser l’approche. Ceci dit, il est reste nécessaire que le chrétien les aborde comme un message personnel que Dieu lui adresse, qu’il lui reste à méditer et à mettre en pratique. Chacun a à y découvrir comment il est directement appelé.

Nous découvrons donc progressivement la somme d’insatisfactions qui germent en nous face à la manière dont le naturalisme nous fait aborder la réalité tant matérielle que spirituelle, religieuse ou profane. Nous nous rendons compte des dérives dans lesquelles nous sommes entraînés, jusque dans nos démarches de croyants qui en subissent les contrecoups. S’il existe effectivement une différence entre les hommes et les non-humains comme aussi entre Dieu et nous, il est regrettable que le naturalisme ne jure que par lui. Il nous arrive pour cette raison de souhaiter le combler, au moins en partie, de générer des continuités et de reconnaître celles qui existent déjà. C’est cette préoccupation qui justifie notre désir de tenter une approche renouvelée de l’animisme. Un tel dépaysement pourrait-il nous faire découvrir des paysages nouveaux ? C’est ce que nous espérons. Peut-être même que nous finirons par y reconnaître des modes de penser et d’agir qui ne sont pas aussi différents, qui nous sont même familiers. Il existe des failles dans notre naturalisme à travers lesquelles d’autres perspectives pourraient s’infiltrer.

L’animisme

En tentant de nous rapprocher de l’animisme nous quittons résolument les rives de ce qui nous est immédiatement familier. Il s’agit d’un autre système de mondiation que nous avons découvert grâce au livre de Descola. Il prend la direction inverse du naturalisme, c’est pour cela qu’il nous semble tellement étranger de prime abord. Il impute à tous les non-humains une intériorité de type humain : le privilège de l’« âme » n’est pas réservé aux humains. Si tous les existants se différencient par leur corps puisqu’ils ont chacun une dimension physique particulière, ils ont tous en commun une dimension spirituelle à la manière des hommes, c’est par là qu’ils nous ressemblent et c’est elle qui fait l’unité du réel.[4]

Une approche millénaire et encore actuelle

Pour ce qui nous concerne, nos approches raisonnées du monde sont assez éloignées de l’animisme. Il nous interroge, au mieux, dans un deuxième temps, par un effort d’intuition, tellement nous avons grandi et nous avons été éduqués dans le naturalisme. Cependant, malgré le prestige qui demeure des sciences et les techniques qui l’ont fabriqué, l’approche naturaliste commence à être remise en cause dans le monde « moderne », assez récemment il est vrai. 

Ancien et nouveau pour nous

L’animisme est, sans doute, aussi vieux que l’humanité. Présent dans tous les pays du monde, il y domine souvent et résiste aux tentations modernes de désenchantement. Il a tendance même à reprendre de la pertinence chez ceux qui n’ont plus envie de se laisser enfermer dans les dérives du naturalisme et qui rêvent de changer de mode d’existence.

Des tendances actuelles qui voient le jour dans nos sociétés modernes, se lancent dans des pratiques plutôt folkloriques : il y a ceux qui embrassent les arbres, qui souhaitent la disparition des hommes pour sauver la planète ou qui préfèrent leurs chats à leur voisin… ce qui est moins folklorique il est vrai.

D’autres, plus sérieusement, dans le cadre de l’écologie, s’efforcent de considérer la nature comme une partenaire qu’il s’agit de respecter, avec qui il faut négocier en permanence si on veut préserver l’avenir de l’humanité. Il devient de plus en plus évident qu’elle est réactive et qu’il est grave, sur le long terme, de la traiter comme si elle n’était qu’un réservoir sans fond de matières premières à la discrétion de l’homme.

L’heure est grave ?

Certes le mouvement n’est pas unanime, beaucoup se refusent encore à abandonner leur petit confort et rêvent d’un progrès sans limite, sans compter ceux pour qui la recherche du profit maximum l’emporte sur tout, y compris sur l’avenir des générations futures. Malgré l’urgence climatique, qui tend à s’imposer à tous comme une évidence, ni les citoyens ni les politiques ne se précipitent pour prendre les mesures radicales qui seraient nécessaires. La plupart préfèrent nier l’évidence, fermer les yeux en se disant que la catastrophe n’est pas aussi certaine et que de toute façon ils ne seront pas directement concernés… La croyance persiste chez beaucoup que les progrès scientifiques devraient permettre de passer à côté de l’apocalypse. 

Cependant, la conviction que la situation est particulièrement préoccupante, grandit, dans une proportion toujours plus importante au sein de la population, en espérant qu’il n’est pas déjà trop tard. De plus en plus de monde regarde la nature avec un mélange de peur et d’amour. Ils réalisent qu’ils ne sont pas à part mais, qu’intégrés dans leur environnement, ils en dépendent puisque c’est de lui que leur vient la vie et qu’ils ne pourront pas tourner le dos indéfiniment à cette évidence. Les démarches artistiques, poétiques, littéraires… ont bien aidé à mettre des mots sur cette prise de conscience qui ne cesse de s’élargir.

Quels soutiens à l’animisme

Comme il semble qu’il apporte des ouvertures intéressantes, il est bon alors de croire que l’animisme n’est pas réservé à quelques tribus « primitives », d’autant qu’il a trouvé un certain nombre de soutiens qui aident à ce qu’il soit pris au sérieux. 

La théorie de l’évolution

C’est la théorie de l’évolution qui, du côté scientifique, a apporté l’épaisseur nécessaire pour qu’elle interroge jusqu’aux scientistes. Grâce à elle, il devient impossible de penser la nature comme un donné immuable dont il est possible de percer la totalité des mystères. Si notre monde se développe au fil des millénaires comme un organisme vivant tout en se diversifiant et en se complexifiant, s’il a son origine dans le big-bang, s’il reste pourtant fragile… on ne peut le considérer comme un donné inanimé qui n’opposerai aucune résistance à la mainmise sur lui. De plus, de même qu’il a vu le jour à une période précise de l’histoire, il est tout à fait envisageable qu’il meure, en particulier en tant qu’environnement habitable pour l’homme. 

Percevoir scientifiquement la nature comme un organisme en développement, avec des fragilités, n’est cependant pas suffisant pour lui donner une âme. D’autres penseurs ont rajouté leur pierre pour nous aider à nous rapprocher de l’animisme.

Des philosophes

Parmi les soutiens d’importance, de grandes traditions philosophiques ont contribué à élargir la base de l’animisme et ont aidé à ce qu’elle soit prise au sérieux, tous les philosophes ne sont pas cartésiens ou kantiens ! 

Spinoza en est un des plus illustres représentants. Il parlait de « deus sive natura », dieu ou la nature, voyant notre origine dans l’un ou l’autre, sans trop se prononcer d’ailleurs. Il la percevait comme l’élément dans lequel nous baignons et d’où la vie émerge, un courant vital dans lequel nous sommes pris. Nous pouvons certes y nager à contre-courant mais pour notre plus grand malheur : nous faisons partie du monde. 

Bergson, quant à lui, a poursuivi dans la mouvance de la théorie de l’évolution. Il parle d’« élan vital », ce mouvement qui anime le monde et l’entraîne dans une dynamique de progrès qu’il considèrera de plus-en-plus comme divin.

Ainsi, ces approches, parmi bien d’autres, insistent sur l’unité du réel et sur son dynamisme interne. Elles offrent une cohérence rationnelle à ce qui n’était, à l’origine, qu’une perspective imaginaire sans véritable distanciation critique même si elle ne manquait pas d’une cohérence propre.

La spiritualité a, elle aussi, contribué à déstabiliser quelque peu notre attachement à un naturalisme trop étroit.

De la spiritualité

Avec sa vision résolument transversale, Teilhard de Chardin est celui qui, dans une perspective chrétienne, a fait le pont entre l’ensemble de ces intuitions en proposant de lier dans une même démarche spirituelle, les sciences, la théologie, la liturgie, la philosophie, la poésie… Sa synthèse, bien que loin d’être parfaite, est une invitation à sortir de nos visions étriquées de la réalité comme des systèmes figés.

Plus largement encore, des ouvertures se multiplient, y compris dans des approches extérieures à la foi. Ainsi, des expériences particulières ont eu dernièrement un certain retentissement. Elles sont spirituelles tout en refusant de se considérer comme religieuses. 

C’est à Romain Rolland par exemple que l’on doit l’expression de « sentiment océanique » qui sera reprise par Freud et quelques autres après lui. Comte Sponville, dans cette ligne, fait le récit d’un de ces moments bouleversants, vécu lors d’une promenade en forêt. Sentiment d’être pris d’une manière sensible dans un environnement qui nous dépasse, qui nous comble, qui nous fait goûter à la plénitude de l’instant. Il raconte comment il a réalisé viscéralement qu’il faisait partie de la nature : moment d’éternité, avoir le sentiment qu’on est l’élément d’un grand tout, communier avec elle dans la béatitude… toutes sensations aussi fortes que fugaces qui nous transportent au-delà du quotidien.

Certes, tous les mystiques diront qu’il s’agit de ce qu’ils appellent un moment d’extase. Ils connaissent depuis longtemps ce phénomène mais ceux qui le vivent tiennent beaucoup à affirmer que ce n’est en rien un moment religieux bien que spirituel. Une telle attention portée à ce qui pourrait passer inaperçu ou sans importance est sans doute le signe du manque de spiritualité vécu douloureusement par un certain nombre de nos contemporains. Ce domaine était tenu jusqu’à présent, d’une manière quasi exclusive, par les religions. Quand ces dernières pratiques sont rejetées, il faut bien retrouver des expériences de substitution pour éviter la frustration à ceux qui ne veulent passer à côté d’aucune expérience forte. La spiritualité est une grande dimension de l’existence humaine ouverte à tous mais, pour que personne n’en soit exclu, il faut éviter de la réserver à quelques personnages hors du commun.

Des moments de paix

Ainsi, et pour relativiser son caractère exceptionnel, il est bon de reconnaître que si un tel sentiment reste relativement rare dans sa version forte, il est vécu communément, d’une manière atténuée, par tous les amoureux de la nature quand ils se plongent dans un spectacle qui les transporte de bonheur. Elle se limite souvent à une sensation de bien-être tranquille, de paix intérieure, d’harmonie avec l’environnement… loin des tumultes de la ville et des angoisses du quotidien. La nature n’est plus alors un monstre froid, elle nous reçoit comme une partenaire de laquelle il est bon de se rapprocher pour jouir des merveilles qu’elle abrite. Certes, une expérience semblable accompagne tout type d’émotion esthétique mais c’est avec les moments de symbiose avec le naturel que l’on est le plus proche des traditions animistes. 

Nombreux sont ceux qui proposent de mettre des mots sur ces moments hors du temps. L’empathie avec les autres hommes ne suffit plus. Ainsi, Harmut Rosa, récemment, a développé le concept de « résonance » : il invite chacun à entrer en résonance avec le monde, à s’ouvrir en réciprocité avec lui, à vibrer en harmonie avec le réel comme des cordes sympathiques se font sonner mutuellement. Il faut aussi que quelque chose provienne du monde pour que ce ne soit pas un dialogue à sens unique. Nous sommes tout à fait proches de l’animisme.

Il faudrait peut-être aussi évoquer la notion de sublime dans la mesure où la nature n’est pas toujours hospitalière. Il peut arriver qu’elle nous écrase, nous fasse peur, nous mette face à notre petitesse tout en restant belle dans sa grandeur. Les catastrophes climatiques, comme certains spectacles, nous sidèrent, en même temps qu’elles nous impressionnent par leur grandeur que nous sommes contraints de reconnaître. 

Toutes ces raisons nous poussent à croire que l’animisme ouvre des pistes à ceux qui acceptent de se laisser conduire.

Développer notre imaginaire

Nous sommes partis du principe que ces manières de communier avec ce qui dépasse l’homme peuvent être rapprochées de l’animisme. Elles supposent d’oser prendre quelques distances avec la rigueur de la science. Il faut en particulier renoncer à ne prendre en compte que les phénomènes qui se répètent régulièrement et d’une manière semblable, à ceux qui, parce qu’ils sont quantifiables, peuvent être interprétés de la même façon par tout le monde grâce à la froideur des analyses… pour mettre l’accent prioritairement sur ceux qui sont uniques, personnels, impossibles à renouveler, affectifs, propres à chacun, difficilement communicables… En terme philosophique, on dit que l’on entre par ce biais dans le domaine de l’imaginaire. Il n’est pas impossible de mettre des mots dessus mais l’échange, s’il en reste à des logiques fermées, demeure superficiel. L’accès immédiat au vécu déborde les efforts de ceux qui tentent d’en rendre compte dans son intégralité. 

Impossible de partager la totalité des sensations que procure le fait de manger une orange ou de déguster un grand cru, de dire le tout d’un vécu affectif. Dans ce domaine, le vrai partage se fait par sympathie, par résonance pour reprendre le concept de Rosa, quand on vibre à l’unisson avec d’autres au spectacle qui nous émeut grâce à ce qui nous unit. La communion est un préalable à cet échange : on ne partage que sur une expérience que l’on a faite en commun ou d’une manière semblable, au même moment ou d’une manière différée. 

Et même quand on est dans une profonde empathie, il n’est pas possible de dire le tout de ce que chaque expérience a d’unique, quand bien même elle serait vécue en commun. Même lors d’une activité aussi banale que de manger une orange, il y a tellement de sensations qui se bousculent, qu’il est impossible de rendre compte de l’ensemble de ce qui est ressenti et cela est vrai de tous nos rapports immédiats avec le réel. Autant une formule mathématique, comme toute analyse scientifique, transmet sans reste le sens qu’elle porte, autant un moment de communion avec la nature ou entre les hommes reste pour l’essentiel dans l’indicible. C’est d’abord un vécu commun.

Voilà pourquoi l’animiste a besoin de diversifier au maximum les approches symboliques, dont Descola s’est fait l’écho, pour communiquer et instaurer des temps de partages entre les membres d’une communauté. Cela passe par des images, des rites, des chants, des danses, par un appel aux ressources artistiques de la poésie et des expressions corporelles pour faire passer quelque chose de ces moments vécus qui ont du mal à entrer dans les mots. Sans compter que tous ces moyens ne suffiront jamais et sont même voués à l’échec si les personnes concernées ne se sont pas, au préalable, impliquées dans la démarche. Celui qui se tient à l’écart et refuse de quitter la pure raison, qui ne se risque pas dans cette démarche commune qui prend la personne toute entière, restera en dehors de ce partage vital. 

Est-ce qu’on ne retrouve pas ces exigences dans le domaine de la foi religieuse ?

Au niveau de la foi

Quelque chose qui ressemble à l’animisme affleure effectivement en permanence dans la démarche du croyant qui accepte de quitter les rives du naturalisme.

Le 8è jour

Ainsi, certaines approches du christianisme se rapprochent de la vision totalisante de la nature que présentait Spinoza. Cela suppose de commencer par abandonner la conception d’une Création achevée le 6è jour, comme le suggère la Genèse, pour la concevoir comme un processus qui se poursuit, une Création continuée qui va jusqu’au 8è jour, jour de l’accomplissement total de la Parousie. On rejoint ainsi certaines traditions orientales. Dieu est toujours à l’œuvre dans ce monde qu’il maintient dans l’existence et qu’il modèle sans cesse. Il ne nous a pas abandonnés une fois son œuvre accomplie. 

En poursuivant dans cette direction, pourquoi ne pas rejoindre à notre manière l’intuition animiste en reconnaissant que notre monde est habité par l’amour de Dieu ? On aurait alors toutes les raisons de remercier pour sa beauté, on n’hésiterait plus à s’engager dans sa transformation, sans crainte si on croit qu’on n’est pas seuls dans cette entreprise. En outre, le chrétien sera davantage porté à le respecter et à ne pas le détruire s’il perçoit en lui une présence divine qui appelle une collaboration dans sa démarche positive de Création.

Le pape François a illustré cette idée en reprenant une image de son continent d’origine, la Pacha Mama, la terre mère. Déjà saint François d’Assise avait utilisé cette expression, reprise par le pape, pour qualifier la terre. Il y en a qui trouve que l’utilisation d’une telle dénomination est une forme de retour au paganisme alors que l’image dit bien ce qu’est cette terre : animée par Dieu, habitée par lui et avec laquelle nous sommes invités à entrer dans une relation équilibrée, quasi filiale. 

L’aspect féminin de l’expression ne manque pas d’intérêt avec son allusion à la fertilité et à la douceur des échanges qu’on ne saurait refuser à Dieu. Quant à reprendre des éléments païens précédant le christianisme, l’Église n’a pas cessé de le faire, depuis ses débuts, dans tous les pays où elle s’est implantée. Saint Grégoire le Grand au VIe siècle n’écrivait-il pas déjà : « Ne détruisez pas les temples, baptisez-les d’eau bénite, dressez-y des autels ; là où le peuple à coutume d’offrir des sacrifices aux idoles, permettez de célébrer à la même date des festivités chrétiennes. »

L’Église n’a pas manqué de suivre les recommandations de Grégoire ! Beaucoup de sources sacrées sont devenues miraculeuses, bien des itinéraires de pèlerinage ont repris des cheminements ancestraux, on a bâti des églises sur des lieux de culte païens, de nombreuses formes rituelles sont des reprises de gestes qui étaient adressées auparavant à des idoles… Plus récemment, non seulement l’Église est passée aux langues vernaculaires pour ses célébrations et ses prières mais on y trouve des croyants qui chantent dans les rythmes de leurs cultures, qui dansent lors des célébrations, qui abandonnent les grandes orgues pour utiliser des instruments locaux, qui adoptent des attitudes plus conformes à leurs traditions… Je me suis fait traduire, à l’époque, le mot à mot des prières eucharistiques et des chants malgaches et j’ai été agréablement surpris par la finesse des tournures qui ont été choisies qui se rapprochent de la pensée des gens de ce pays. Les liturgies ont bien évolué en espérant qu’il n’y aura pas trop de retours en arrière…

On trouvera même regrettable que l’Église n’aille pas plus loin par peur de perdre son âme. Jésus a partagé des pains et des poissons alors que nous en sommes restés au pain et au vin y compris dans des lieux où l’un et l’autre sont rares. Les tentatives de se rapprocher des modes de pensée, des philosophies, des morales, des cultures orientales ou africaines n’ont pas toujours abouti. Beaucoup d’échecs de l’évangélisation dans ces continents et même dans notre société actuelle sont à imputer à cette incapacité des Églises à entrer en profondeur en symbiose avec les mentalités de leur temps. Comment adapter le message de l’Évangile à des cultures et à des morales qui sont différentes de celles des origines ?

Inculturation-acculturation

Que l’on appelle cet effort inculturation, c’est à dire tentative d’entrer dans une culture étrangère, ou acculturation, soit effort d’assimiler des éléments d’une culture étrangère à la sienne, le christianisme a, depuis ses débuts et dans ses moments les plus dynamiques, fait porter ses efforts dans ces deux directions. Il a su passer du monde juif, au monde grec puis au monde romain et a fait naître une foule d’Églises en Orient et en Occident dans une prodigieuse diversité. Dès les origines, les évangiles ont décliné leurs proclamations de quatre manières différentes et saint Paul n’a pas manqué d’y ajouter son grain de sel !

 Nous sommes loin de nous retrouver face à un texte unique et pas davantage devant une somme de traditions auxquelles il ne faudrait pas toucher. Le dogme lui-même évolue au fil des siècles. Nous sommes plutôt les témoins d’Églises qui, sans cesse, essayent de trouver les expressions concrètes de la foi permettant de vivre l’Évangile dans un monde déterminé qui ne cesse d’évoluer. Il n’est pas possible de faire des paroles et des actes de Jésus, tels qu’ils nous ont été transmis, des règles pour la vie de tous les jours. Ils sont pour la plupart trop utopiques, trop absolus ou trop datés pour servir tels quels de guide de vie. Ils ont besoin de traductions concrètes qui se déclinent différemment selon les évolutions des sociétés.

Les Églises, quant à elles, tentent de maintenir un maximum de continuité. Elles élèvent des garde-fous pour ceux qui s’égarent, des filets de sécurité pour ceux qui tombent, essayent de trouver des constantes qui restent vraies dans la durée, insistent sur des interprétations qui ne se démodent pas, proposent des rites qui entretiennent la communion entre leurs membres… Surtout elles protègent les textes fondateurs du christianisme et elles les transmettent de génération en génération pour que la mémoire ne s’en perde pas. Cependant ces textes, qui demeurent les mêmes, sont repris en permanence par des institutions et des individus qui se constituent, à partir d’eux, des règles de vie. On assiste ainsi à une reformulation constante de ce qu’est une vie à la suite du Christ de la part des personnes et des groupes fidèles à la fois aux sources de la foi et au monde dans lequel ils sont plongés.

La question alors revient sans cesse : « comment ne pas perdre son âme ? » S’il est effectivement impossible de rester servilement fidèle à la lettre des évangiles, comment au moins ne pas trahir leur esprit ? Si on ne peut pas en rester aux recommandations des siècles passés qui ne sont plus en phase avec nos manières d’être actuelles, que retenir des traditions qui ont mis l’accent sur des données essentielles de la foi ? Les Églises sont en permanence affrontées à ces questions qui appellent un ajustement permanent. Elles alternent les phases de durcissement au cours desquelles il leur semble qu’il faut surtout ne rien changer et les phases d’ouverture au cours desquelles l’ouverture et l’adaptation s’imposent d’une manière urgente quand c’est une question de survie.

Le rapport à l’autre reste, de toute façon, une difficulté majeure, comme toujours dans la vie de celui qui refuse de se replier sur lui-même. Entrer dans la culture de l’autre suppose de savoir ce que je veux garder de la mienne pour ne pas me perdre complètement. Si la rencontre du Christ doit modifier tout mode d’existence, qu’est-ce qui peut ne pas changer en étant juste éclairé par cette référence nouvelle ? C’est le cas de l’homosexualité par exemple : si elle est effectivement naturelle, il n’est pas raisonnable de chercher à contraindre quelqu’un de changer d’orientation sexuelle. On peut cependant lui demander sur quels points sa rencontre avec la foi chrétienne va changer sa vie .

D’une manière analogue, les premiers missionnaires en Afrique se sont demandé quelles règles morales des peuples rencontrés devaient être abandonnées par les nouveaux convertis et lesquelles restaient compatibles avec le christianisme. Ils ont ainsi invité les polygames à choisir une de leurs épouses et à se séparer des autres… Il y a donc des formes de vie qu’un chrétien se doit de rejeter et d’autres qu’il pourra garder. Déterminer lesquelles n’est pas une mince affaire ! L’essentiel est que l’adoption du christianisme instaure un écart significatif entre le chrétien et les autres membres de sa société. Il sera globalement semblable aux autres, n’apparaîtra jamais comme un étranger mais il aura toujours à cœur de montrer une différence, qui pourra lui être propre, et qui sera la marque de son attachement à Jésus.

Le mouvement inverse existe également : la volonté de christianiser certaines pratiques ou manières d’être qui viennent d’une autre tradition. C’est une manière de rechercher des points de proximité et d’attirer vers la foi des gens qui la trouvent trop étrangère à leurs préoccupations. Certains y verront une tentative de récupération et il est vrai que l’on ne s’inculture pas totalement dans la civilisation de l’autre, on en privilégie certains aspects. On cherche essentiellement à en retirer ce qui va dans notre sens ou qui peut prendre sens dans notre contexte avec souvent une arrière-pensée de prosélytisme. On ne retient de l’autre que ce à quoi nous avons accès de lui, ce que nous en saisissons alors que la totalité de ce qu’il est en profondeur demeure mystérieux à nos yeux. La rencontre de l’étranger est toujours de cet ordre : on se rapproche de lui par ce que nous reconnaissons, ce par quoi nous lui sommes semblables ou du moins ce avec quoi nous sommes capables de communier. Face à ce qui résiste à notre approche, nous pouvons éprouver de l’agressivité ou bien garder un silence interrogatif, voire admiratif. Si cela peut être effectivement vécu comme un manque de respect, ce peut être aussi la reconnaissance d’une richesse présente en dehors de nos systèmes et dont on cherche à tirer profit pour grandir soi-même.

Comme Charles de Foucault, je peux me déclarer « frère universel », ne pas chercher à convertir ni même à évangéliser mes compagnons de route tout en étant heureux de m’enrichir à leur contact. Côtoyer l’étranger, c’est respecter sa différence tout en étant persuadé qu’il a une multitude de choses à m’apprendre et que, si je ne cherche pas à le réduire à ce que je suis, je ne peux que grandir à son contact sans pour autant me perdre.

Cette remarque permet d’ailleurs de préciser le sens exact de notre démarche : non pas quitter les rives du naturalisme pour revenir à nos racines animistes mais puiser dans l’animisme les éléments capables d’enrichir nos approches du réel. C’est ce que tentent souvent les religions populaires.

Les religions populaires

Ces traditions religieuses sont souvent proches de la nature. Elles mélangent volontiers, le culte des saints, les anciennes idoles, les aléas climatiques, des prières fortement teintées de superstitions, des rites magiques, des croyances en la possession, des magies blanches ou noires… À la recherche d’une spiritualité dépouillée, nous sommes tentés de les repousser dans la prétention à parvenir à une foi pure.

Ce sont elles, pourtant, qui font le plus spontanément le lien entre le ciel et la terre, les vivants et les morts, la providence divine et le quotidien de nos existences. Vivant dans un univers urbanisé, nous avons perdu les rapports à la terre dont nos ancêtres étaient empreints et nous n’en avons gardé que quelques vagues superstitions. Le pape François, nous invite à nouveau à ne pas trop mépriser ces expressions religieuses.

Dans le passage de l’évangile de Luc 13, 1-5, nous sont rapportées les paroles de Jésus à propos du massacre de Galiléens et de la chute de la tour de Siloé. S’il refuse de voir dans ces événements une punition divine, il nous invite à les prendre comme une incitation à la réflexion et à la conversion. Ce qui se passe dans le monde d’une manière naturelle ou par des causes humaines n’est pas sans rapport avec notre vie de foi. Si on suit le pape, il serait bon de vivre certains épisodes de notre vie, souvent très simples : il évoque des roses offertes, comme des invitations à croire, de discrets appels de Dieu pour que nous retrouvions le chemin vers lui.

Les icônes, qui sont revenues à la mode chez les chrétiens d’Occident, sont également des figures qui appartiennent à la fois au ciel et à la terre, des liens concrets servant de passerelles entre le monde de Dieu et celui des hommes. On a beau dire à juste titre que Jésus est le seul chemin qui nous mène à Dieu son Père, nous avons besoin également de ces moyens très humains que sont les statues, les images, les rites et les célébrations dans les églises, comme les pèlerinages, les prières et les acclamations pour jalonner notre marche dans la foi. Quand nous prétendons nous en passer par souci d’une plus grande pureté, nous nous asséchons progressivement et nous perdons progressivement les attitudes du croyant.

Marie

La piété mariale fait partie de cette religion populaire largement diffusée parmi les croyants. Elle est populaire parce qu’elle s’affranchit largement du contrôle clérical. Des groupes de laïcs se constituent en toute indépendance pour égrener des chapelets à l’infini devant des représentations de la Vierge. Ils ont leurs horaires, leurs prières spécifiques, leurs leaders qui mènent les opérations et fixent le rythme des rencontres. Pour beaucoup, les dévotions à la Vierge Marie l’emportent sur la plupart des autres. Comme elle est plus accessible que son Fils et encore plus que le Père, certains passent volontiers par elle pour faire leurs demandes.

C’est aussi la prière du pauvre, celui qui ne sait pas trop quels mots utiliser pour se tourner vers Dieu. Les « Je vous salue » s’enchaînent à l’infini, comme des mantras et l’on peut espérer que ces répétitions obsédantes permettent effectivement de réaliser la jonction avec la présence divine en chacun et dans le quotidien. Combien de vieilles personnes confient à Dieu dans ces moments leurs peines et leurs joies, ceux qu’elles aiment et ceux qui sont partis, combien retrouvent la paix grâce à ce murmure constant de leurs lèvres qui les console de la dureté de leur vie. On se pâme d’admiration devant les moines tibétains, peut-être faudrait-il apprendre à respecter également cette spiritualité des pauvres.

Mais la religion populaire n’est pas la seule à donner une place importante à la Vierge. Le nombre de livres de spiritualité, d’ouvrages de théologie, d’interventions officielles, d’homélies, de dogmes… consacrés à Marie est impressionnant surtout quand on les rapporte au peu de choses que l’on en sait par les évangiles. On ressent dans l’Église le besoin impérieux — encouragé par l’Esprit Saint ? — de cette dimension féminine.

Le risque est de faire de Marie une déesse, tellement proche de Dieu qu’elle se confondrait avec lui. Cela va à l’encontre de notre foi en un Dieu unique… mais pourquoi pas ! Pourquoi ne serait-ce pas un moyen utilisé par Dieu pour révéler plus concrètement sa part féminine, sa tendresse, sa faiblesse, sa compassion pour l’humanité ? Marie serait alors l’icône de l’amour maternel de Dieu, le moyen pour les pauvres et les ignorants de se rapprocher de lui jusqu’à entrer en relation avec lui dans la profondeur du mystère.

Car là est bien le but ultime de toute démarche de croyants : finir par entrer en communion avec ce Dieu qui se propose à nous, parvenir à cet état que les théologiens appellent de grâce.

La grâce

Elle est cette proximité retrouvée avec Dieu, Dieu à nos côtés, que l’approche de l’animisme aide à transformer. Contrairement à ce qu’on pouvait le penser en suivant le naturalisme, elle n’est pas un simple cadeau extérieur à celui qui le donne mais la réalisation de la jonction avec Dieu même, l’entrée en communion profonde avec lui et avec son monde. S’il est toujours prêt à activer ce lien, c’est nous qui le refusons parfois, qui empêchons le courant de passer, qui accumulons les obstacles qui font que la sève du cep a du mal à venir jusqu’à nous les rameaux attachés à lui. 

Le seul cadeau que Dieu souhaite nous faire, c’est lui, c’est la participation à sa vie. Il s’est concrétisé par le don de son Fils. Là est la vie éternelle à laquelle nous aspirons et qui n’est pas à réserver à la fin, comme une récompense après une vie juste. Elle commence dès maintenant pour ne plus finir, comme l’écrit saint Jean et comme les mystiques en portent le témoignage.

La grâce est une autre manière de ré-enchanter le monde et notre existence propre. Nous ne sommes pas perdus dans un monde hostile si Dieu y est présent et nous prend dans le courant de son amour comme le pensent les mystiques.

La mystique

L’expérience de leur foi transmise par les mystiques est, en effet, une aide puissante pour nous aider à réaliser que nous sommes habités par l’amour de Dieu dès maintenant, que le Père n’est pas seulement dans les cieux mais qu’il est aussi en nous, au plus près ou du moins que nous sommes en lui. 

C’est notre manière de croyant de vivre ce que d’autres appellent le sentiment océanique. Certes, l’expérience de fusion esthétique est de tout temps. Rares sont les hommes qui n’éprouvent pas d’émotions fortes devant un coucher de soleil ou la beauté en général, qui ne vivent pas de moments privilégiés dans la nature, ou bien quand ils sont pris par la musique, par un tableau, lors d’un grand moment de convivialité ou d’amour.  Peu de gens sont complètement étrangers au sentiment océanique et les croyants n’en ont pas le monopole pas plus que certains êtres exceptionnels.

Mais les temps forts que vivent les croyants ont lieu tout particulièrement grâce à la religion : lors de cérémonies au cours desquelles la proximité entre les participants est particulièrement intense, comme aussi dans des moments de prière seuls dans un endroit retiré ou dans des environnements favorables. « La messe sur le monde »[5], ce récit d’une expérience du prêtre Teilhard de Chardin plongé dans la beauté de la nature et dans l’humanité, est un exemple de ce qui peut se passer quand la foi et la contemplation de la Création se rejoignent au-delà des rites mais en référence à eux, en faisant coïncider ce qui nous constitue comme croyant et comme homme inspiré. 

Dans ces temps comme suspendus, nous échappons à l’engourdissement du quotidien comme à la froideur des structures symboliques pour nous laisser prendre par une plénitude qui fait craquer les limites dans lesquelles nous sommes habituellement enfermés. Que cela ne dure que quelques instants ou bien que cela persiste sur un temps plus long, que ce soit une sensation forte ou diffuse, ces moments laissent en nous une marque qui s’inscrit profondément dans notre mémoire. Gœthe disait que ce sont les frissons qui laissent en nous les traces les plus durables et sont l’essentiel de la vie.

Dans la mesure où ces divers types de sensations ne nous sont pas étrangères, nous pouvons dire que nous sommes beaucoup à ne pas avoir complètement quitté l’animisme. Ces temps forts de notre vie humaine ou plus spécifiquement de croyants en sont la marque.

La mort

L’animisme interroge aussi notre rapport à la mort et nos réactions à son contact qui se diversifient dans le temps. Nos liens avec les défunts font partie de ce qui nous en rapproche. Il nous arrive d’avoir des réactions qui ne sont pas très éloignées de la pratique des religions des ancêtres, une des caractéristiques des sociétés animistes. Pour ces dernières, les morts ne sont jamais très éloignés des vivants, leur présence, qu’elle soit bénéfique ou inquiétante, est perçue comme une réalité constante. Les adeptes de ces cultes se tournent vers eux pour les apaiser, ils leur font des offrandes pour obtenir leur aide, ils les interrogent pour savoir comment ne pas rompre les traditions qui les lient à eux et dont ils sont les garants… car ils ne sont jamais bien loin.

Or, nos sociétés modernes n’ont pas complètement délaissé le culte des morts. Les pratiques populaires de la Toussaint montrent, qu’au moins en ce jour, les défunts ne sont pas complètement oubliés. Qu’ils soient confusément perçus comme une menace ou une aide potentielle, ils sont fleuris pour l’occasion avant de retourner dans l’oubli parce que la mort continue à faire peur. 

En dehors de ce moment particulier, leur présence reste tout de même sensible dans la période qui suit immédiatement leur décès avant de s’estomper à nouveau avec le temps. Elle est réactivée pour certains par l’intermédiaire de photos, lors de périodes charnières de l’existence qui interrogent l’avenir, aux moments de fêtes spécifiques… La question de la mort, habituellement soigneusement occultée, ressurgit alors par bouffées et fait remonter à la conscience les interrogations autour de la survie personnelle. Notre monde reste-t-il habité par nos défunts ? sont-ils vivants ? … ces questions et bien d’autres refont surface épisodiquement en nous, malgré les efforts que nous déployons pour les occulter. Ce qui est une évidence dans les sociétés animistes demeure une angoisse diffuse pour les hommes de nos sociétés modernes qui n’ont pas apprivoisé la mort à force d’en détourner le regard. 

Les chrétiens devraient la voir d’une manière davantage apaisée. Chez beaucoup d’entre eux cependant l’angoisse continue à dominer alors qu’aux premiers siècles on appelait les chrétiens « Ceux qui n’ont pas peur de la mort ».

La vie éternelle 

La foi dans la vie éternelle et même dans la résurrection de la chair est pourtant proclamée par eux dans chaque « Je crois en Dieu ». Si elle est confortée parfois par des impressions fugaces de proximité, quasiment impossible à faire ressurgir à la demande, il faut bien se contenter, la plupart du temps, d’une foi dans l’immortalité dépouillée de toute sensation. Certes, les moments de plénitude que nous traversons sont bien utiles, comme des jalons sur notre route. Ils sont des anticipations qui nous font goûter pour quelques instants au bonheur auquel nous aspirons, ils nous aident à croire que nous sommes faits pour vivre que c’est possible puisque nous en recevons des prémices. Mais ils ne sont que d’un instant et nous nous demanderons bientôt si nous n’avons pas rêvé.

Une autre formulation de la profession de foi des chrétiens se rapproche du courant animiste : « Je crois à la communion des saints ». Si les saints sont bien ceux qui nous ont précédés, qui étaient proches de nous et qui vivent désormais en Dieu, affirmer que nous restons en communion avec eux par-delà leur mort laisse entendre qu’ils ne sont pas dans un autre monde, séparé du nôtre, mais qu’ils restent au plus près de nous. On rapproche ainsi le monde de Dieu et le monde des hommes jusqu’à les unifier. Il est donc légitime de demander de l’aide à ceux qui nous ont précédés et de nous confier à eux s’il est vrai qu’ils continuent à nous aimer, de même que le Père nous aime et nous permet de vivre de lui. 

Il n’y a pas de rupture radicale entre leur monde et le nôtre, il n’en existe qu’un seul créé en continu par la tendresse de Dieu et unifié par lui.

Affectivité

La question se pose alors : faut-il être doué d’une émotivité particulière pour parvenir à laisser une place suffisante dans nos vies à cette foi qui rejoint de très anciennes traditions animistes ?

Certes, beaucoup de croyants confondent la foi et la sensibilité. Ils s’efforcent de retrouver les émotions de leur enfance et, quand ils n’y parviennent plus, déclarent ne plus être croyants. Ils cherchent à être remués affectivement, ils multiplient les pratiques religieuses qui misent sur la sensibilité, persuadés qu’ils sont que c’est la preuve de la réalité de leur foi. Les sectes sont friandes de ce type de public qu’elles tentent de satisfaire par des pratiques qui sortent de l’ordinaire, par des jeûnes, des manœuvres de suggestion, voire en utilisant des substances illicites. 

Mais il existe aussi des groupes religieux moins extrêmes qui trouvent essentiel de répondre à la demande affective de personnes qui s’en sentent privés. Les cérémonies sont là pour exciter l’imagination à bon compte : des paroles répétitives, des mélodies lancinantes, des pèlerinages, des adorations, des ornements, des fumées d’encens… cherchent à émouvoir. Ces pratiques ne vont pas toutes dans le sens de l’animisme quand elles referment les participants sur leur petite individualité. Elles n’ouvrent pas sur la grandeur du lien avec le Tout mais se contentent de consolider la cohésion de communautés fermées sur elles-mêmes. Elles restent donc globalement dans le sens du naturalisme. Leur manière de privilégier la dimension affective ne débouche pas sur un rapport au monde renouvelé.

La question rebondit alors : comment engager totalement sa personne sans sombrer dans la sensiblerie ? peut-on être passionné sans être particulièrement émotif ? Les comportements précédemment évoqués mettent l’accent sur l’émotivité de personnes en recherche de moyens de s’extraire du quotidien par le rêve mais ce n’est pas le seul chemin possible. Je ne veux pas croire que le lien avec l’animisme passe obligatoirement par l’ébranlement des sensations. Il peut aussi s’appuyer simplement sur des convictions profondes qui engagent toute la vie sans pour autant être accompagnées par de l’hypersensibilité. Il est tout à fait possible de vivre intensément la communion des saints et la vie éternelle sans être pour autant ému aux larmes à l’évocation de ces articles de foi.

J’en vois la preuve dans la manière dont saint Jean de la Croix a vécu la mystique. Pas d’élans affectifs chez lui qui se méfie plus que tout des envolées extatiques. Il est passé par la nuit obscure des sens qui ont vu se tarir en lui les émotions religieuses et par la nuit obscure de la foi qui l’a conduit à se méfier des formulations qui tentent de fixer dans des images ou des formules les conceptions de Dieu. N’étant jamais sorti de ces nuits, il ne fait pas davantage d’efforts pour retrouver les émotions passées, il accepte bien au contraire de s’en passer définitivement.

Cela n’assèche pas pour autant l’enthousiasme qui le porte vers Dieu. Il vit sa foi avec passion au point d’être obligé de passer par l’expression poétique pour partager quelque chose de ce qu’il vit en lien avec Dieu et qui a du mal à passer par les moyens d’échange courants. C’est le signe que ce qu’il cherche à transmettre de son expérience spirituelle excède les limites du langage habituel. Ce n’est même pas transmissible à quiconque n’aurait pas déjà fait quelques pas sur les chemins de la spiritualité. Sans atteindre les sommets de notre saint, celui qui n’a pas vécu des moments semblables se révèlera incapable d’entrer un tant soit peu dans ses développements parce qu’il ne saura pas comment se mettre en résonance avec ce qui y est décrit. 

Cela suppose non seulement une réelle empathie avec l’auteur mais aussi et surtout, une entrée préalable, même limitée, dans le même engagement vital. Ainsi, celui qui lit les poèmes de saint Jean de la Croix sans partager sa démarche de foi y verra des chants d’amour plus ou moins maquillés pour éviter la censure et pas des prières exprimant la quête d’une âme à la poursuite de Dieu à la manière du Cantique des cantiques biblique.

Jean de la Croix y dialogue avec la nature, évoque comment les grains d’une grenade explosent dans la bouche, chante les heurs et les malheurs d’une amoureuse, utilise les formulations des poèmes d’amour de son époque… tous les moyens à sa disposition pour parler de l’indicible. Il se sert de la palette complète des émotions de celui qui se perçoit comme plongé dans l’immensité de la vie de Dieu, aimé par lui et un peu perdu… Cette intimité acquise avec Dieu ne fait pas de lui un être à part des autres hommes et de la nature dont il reste partie prenante. En même temps qu’il se croit, dans la foi, immergé dans un grand Tout, il n’y perd pas son individualité ni sa jonction avec l’ensemble de la Création.

Il ne s’agit pas de l’expérience totalisante d’un personnage particulièrement émotif mais de celle de quelqu’un habité par la conviction profonde que Dieu le porte dans un amour qui dépasse toute expérience sensible. Son lyrisme prend sa source dans une vie de foi, mélange de souffrance et d’amour, qui l’emporte dans son entier. Il n’est pas animé par une émotion constante puisqu’au contraire il se développe sur un fond des nuits de l’esprit et des sens. Il n’est en rien semblable à celui des illuminés, ces fous de Dieu qui sont accrochés à leurs certitudes, qui confondent leurs sentiments et la foi, qui pensent ne plus être croyants quand leur affectivité diminue. Ils font donc leur possible pour réactiver en eux l’excitation qui leur fait croire qu’ils sont possédés par Dieu. Jean de la Croix est bien loin de ces délires soi-disant mystiques.

Après ce tour d’horizon que nous avons voulu le plus large possible, il semble donc évident que l’animisme n’a jamais complètement disparu de nos sociétés bien qu’elles aient été largement asséchées par les approches scientifiques et techniques. Même l’athéisme ambiant ne l’a pas fait disparaître totalement puisque des athées déclarés s’en revendiquent encore. Sans doute peut-on mieux faire, lui redonner une place plus importante pour contrebalancer la monotonie de bien des vies actuelles, privées de perspectives et de profondeur. Le danger est toujours présent que le sentimentalisme et les superstitions viennent combler les manques de nos sociétés modernes où les hommes se sentent abandonnés dans un monde désespérément vide, quand les explications scientifiques ne tendent qu’à désenchanter un peu plus un univers déjà privé de tout mystère. L’animisme retrouvé, religieux ou pas, est un moyen de se reconnecter avec une dynamique ancestrale de l’humanité.

Le totémisme

Nous avons donc fini par nous retrouver relativement en phase avec certains aspects de l’animisme. Voyons si, en poursuivant dans les catégories de Descola il va en être de même avec le totémisme. Il faut bien reconnaître que, de prime abord, ses liens avec nos manières de nous comporter dans la période actuelle sont encore moins évidents.

La particularité du totémisme est qu’il ne classe pas les êtres selon leurs similitudes morphologiques mais selon des tempéraments, des comportements et des dispositions morales. Selon lui, l’homme et la nature forment une totalité intégrée ce qui fait que l’on peut mettre sous le même totem des hommes, des plantes, des animaux, non parce qu’ils descendraient d’un même totem fantasmé, mais parce qu’aux yeux des hommes, ils ont les mêmes caractéristiques, un même ensemble de qualités communes aux humains et aux non-humains. « Ainsi, les membres humains et non-humains de la classe de l’aigle ne ressemblent pas à l’aigle et ne descendent pas de lui comme d’un ancêtre, ils partagent avec cet oiseau des propriétés — la vitesse, l’esprit de décision, la hauteur de vue, la combativité, l’endurance — qui sont plus manifestes chez lui que chez tout autre mais dont la source effective provient d’un des êtres totémiques qui donnèrent jadis ordre et sens au monde. »[6]

Serres et Nietzsche

Ces catégories nous semblent bien étrangères. Elles ont cependant trouvé des prolongements dans un livre posthume de Michel Serres La Fontaine qui rassemble un certain nombre de ses écrits concernant ce fabuliste dont les écrits l’ont accompagné tout au long de sa vie. On parvient à la conclusion, à la lecture de ce livre un peu décousu, que les animaux mis en scène dans les fables ne servent pas uniquement à stigmatiser les gens de l’époque de La Fontaine mais, qu’au-delà, ils représentent des types humains qui demeurent d’actualité quelle que soit la période. Les lions, les loups, les brebis, les cigales et les fourmis, le chêne et le roseau, de même que les plaideurs et les fils du laboureur sont en fait des totems dont la pertinence déborde l’époque de leur rédaction. 

Cela explique notre intérêt persistant pour ces petites historiettes : nous nous y reconnaissons, elles évoquent des personnes que nous croisons régulièrement et nous y retrouvons des épisodes qui nous sont familiers. Elles mettent en scène des totems, au sens où ce concept a été défini dans le livre de Descola, dont l’actualité reste intacte.

De même, dans les débuts de Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche décrit trois types qui pourraient passer pour des totems : le chameau, le lion et l’enfant qui joue. Nous sommes conduits à mettre des personnages qui nous sont familiers sous ces images et à choisir dans lequel nous aimerions nous engager et entre lesquels nous souhaitons naviguer. Les chameaux ne manquent pas dans notre société qui aime bien que la masse soit soumise aux diktats des puissants. On rencontre également des lions qui prétendent tout casser, promouvoir une nouvelle société, imposer à tous leur point de vue mais qui ne tiennent pas longtemps parce que les valeurs qu’ils défendent ne reposent que sur leur énergie qui ne peut pas durer. Quant à l’enfant qui joue, image particulièrement attirante de nos jours, il représente bien ceux qui tentent de vivre leur présent le plus intensément possible. À partir de leurs capacités et de ce qui est à leur disposition, ils organisent une vie sans démesure et sans ressentiments.

Ainsi fonctionnent encore, dans notre mémoire collective, des images qui servent de modèle et d’identification à des gens qui se prennent pour des lions, que l’on traite de serpents, qui résistent comme le chêne ou se plient aux circonstances comme le roseau. Nous ne sommes pas aussi étrangers au totémisme que nous sommes tentés de le croire. Nous nous identifions à des modèles, en en changeant au besoin, pour illustrer la manière dont nous souhaitons mener notre existence.

D’autres pistes

Toujours présents dans notre mémoire collective selon Jung, les archétypes sont des modèles qui nous conditionnent encore mais cela demanderait d’autres développements…

Il y aurait également des pistes à explorer du côté du bouddhisme. Pour n’en évoquer qu’une, je suis longtemps resté perplexe devant le culte des idoles que l’on rencontre dans certaines formes religieuses de ce courant de pensée. Comment peut-on adorer ces représentations difformes, grimaçantes, particulièrement hideuses, avec des têtes d’éléphant, de singe… comment peut-on croire à l’existence de telles divinités et se tourner vers elles ? Tout change s’il s’agit de sortes de totems auxquels le croyant tente de s’identifier, dans lequel il reconnaît certains traits qui le caractérisent, qui l’aident à se comprendre, où il trouve des éléments qui lui permettraient de grandir. Ce domaine demanderait également des développements qui dépassent mes compétences.

Vacuité

Contentons-nous de souligner que cette identification qui se réalise au niveau de l’imaginaire et qui aide à trouver une place d’une manière active dans le monde et dans la société est contrebalancée, dans le tantrisme, par la notion de vacuité qui relativise les constructions par trop individualisées et libère des identifications trop poussées. Celui qui cherche à découvrir les contours de sa personne est invité en même temps à reconnaître le peu de réalité de sa propre individualité et la vanité de se croire autosuffisant.

Les chrétiens ont eux aussi dans les saints ce que l’on pourrait considérer comme des totems. Figures authentifiées par l’Église, elles servent à la fois de modèles et de sources de vie par leur rôle d’intercesseurs auprès de Dieu. Les croyants s’identifient volontiers à eux sans oublier d’adapter l’imitation de leurs mérites à des circonstances qui sont bien différentes. Ils nous ont précédés comme tant d’autres qui nous étaient chers et qui sont désormais auprès de Dieu comme nous l’avons vu précédemment. Leur présence nous rassure et nous aide à vivre. Cependant, le fait qu’ils aient été reconnus pour leurs qualités exceptionnelles leur attribue le caractère particulier de modèles à imiter — de totem ? — et de médiateurs privilégiés.

À la différence des totems, ils sont multiples et nous prenons garde de ne pas nous attacher à un modèle unique. Nous cherchons au contraire à recueillir chez les uns et les autres les éléments qui nous concernent particulièrement ou ceux que nous souhaitons imiter. De plus, la figure de Jésus, à la manière de la vacuité présente dans le bouddhisme, est une incitation à ne pas nous attarder exagérément à telle ou telle forme de sainteté mais de les considérer plutôt comme des marches transitoires qui ne nous empêchent pas de croire que notre seul véritable modèle c’est le Christ.

Pour clore au moins provisoirement sur ce sujet, il faut bien reconnaître que nous nous sentons relativement peu concernés par ce mode de relations entre humains et non-humains. Nous avons essayé de lancer quelques passerelles sans qu’elles fassent pour nous du totémisme une priorité vitale. Le quatrième et dernier mode de mondiation, l’analogisme, est tout autant difficile à concrétiser dans nos modes de fonctionnement. Mais nous pouvons malgré tout nous y aventurer en empruntant quelques pistes fragiles.

L’analogisme

Dans les ontologies analogistes, tout renvoie à tout, tout ce qui existe est pris dans des réseaux de correspondances qui réduisent les différences. « L’ontologie analogiste tente d’apaiser le sentiment de désordre qui résulte de la prolifération du divers au moyen d’un usage obsessif des correspondances. Sans doute chaque chose est-elle particulière, chaque situation nous apparaît-elle sous un jour différent, chaque lieu présente-t-il une configuration et une saveur qui lui sont propres mais l’on peut trouver en chaque chose une qualité qui la reliera à une autre, en chaque situation une circonstance déjà connue, en chaque lieu une connexion à d’autres lieux. »[7]

L’analogisme cherche à planter des repères stables dans une réalité qui nous angoisse par la pluralité de ses manifestations. Reconnaître des similitudes, des analogies est apaisant ; faire entrer chaque existant dans un réseau où chaque chose trouve sa place par rapport à un ensemble permet de mieux se situer dans notre monde en rapprochant de ce qui est connu ce qui est sans équivalent reconnu.

Quelques formes d’analogisme

Si l’on cherche à faire des rapprochements avec ce que nous connaissons le mieux, ce qui renvoie le plus immédiatement à l’analogisme est l’astrologie. Selon cette croyance, il existe une correspondance directe entre ce qui se passe dans le ciel, les planètes et les étoiles, et les événements qui se déroulent sur la terre. L’homme qui se sent isolé dans un monde où il a du mal à se situer, découvre qu’il est pris dans des réseaux de signification qui le rassurent et donnent du sens à son existence. L’astrologie va jusqu’à dire que l’existence de chaque individu, depuis sa naissance sous une certaine connexion planétaire, jusqu’au quotidien de chacune de ses journées est en relation avec les mouvements dans le ciel. Comme la lune est responsable des marées, nos journées sont soumises à des forces qui nous dépassent et avec lesquelles nous sommes en lien étroit. L’astrologie prétend même être en capacité d’en rendre compte et la foi en ses capacités est loin d’avoir disparu chez des gens en mal de repères.

Cette piste n’est pas la seule et il y a bien d’autres approches qui évoquent l’analogisme, même si elles ne sont pas faciles à saisir. Les sciences, par exemple, se penchent sur les fractales : « une figure fractale est un objet mathématique qui présente une structure similaire à toutes les échelles. C’est un objet géométrique « infiniment morcelé » dont des détails sont observables à une échelle arbitrairement choisie » (wikipédia). Je crois que les cristaux de neige sont un exemple de fractale mais il faudrait être beaucoup plus compétent pour en discuter… Ce que l’on peut en dire, c’est qu’il y a une analogie de forme entre ces objets à quelque échelle que l’on se situe pour l’observer.

On retrouve cette obsession de chercher des correspondances entre les niveaux de la réalité dans beaucoup d’autres domaines. Ainsi, dans le tantrisme, chaque être contient tout l’univers mais aller plus loin dans cette direction demanderait à nouveau bien des développements savants. Il en est de même dans la gnose où le « makanthropos », le grand homme est un être dont le corps cosmique contient l’univers. Le Christ, dans la gnose chrétienne, est une figure de ce makanthropos qui résume en lui et contient toutes les caractéristiques de l’univers. Cette recherche de correspondance entre le niveau humain et la totalité de l’univers est donc fortement attestée dans diverses traditions essentiellement ésotériques il est vrai.

L’agriculture biodynamique

Une autre forme d’analogisme, encore d’actualité, se rencontre dans l’agriculture biodynamique, surtout dans la viticulture. Elle s’appuie sur la croyance ancienne que la lune en particulier, mais aussi les planètes et les étoiles, a une influence sur la croissance des plantes. Ses phases agiraient sur le mouvement des sèves et la germination ce qui justifierait les pratiques agricoles conditionnées par elles. 

À la suite d’un anthroposophe, Rudolph Steiner, ses disciples ont préconisé le recours à des agendas cosmiques et autres calendriers ésotériques faisant intervenir l’astrologie. Un certain nombre de viticulteurs adhèrent à ces théories et ces almanachs dirigent leurs travaux de la vigne. Quand une lune montante favorise la montée de la sève, c’est le printemps lunaire, période où il faut greffer et vendanger, en lune descendante, automne lunaire, c’est le moment de la taille… À cela s’ajoute une multitude de préparations : bouse de vache qui séjourne pendant l’hiver dans des cornes de vaches enfouies dans le sol puis largement diluée…

Beaucoup considèrent ces théories comme de la pure superstition et les réactions sont les mêmes que celles qui s’en prennent à l’homéopathie. Les passerelles entre les deux pratiques sont d’ailleurs multiples puisque dans un cas comme dans l’autre, les produits soit disant actifs utilisés sont dilués à l’extrême au point de ne plus être détectables à l’analyse.

Sans prendre parti dans un domaine aussi peu assuré, on peut simplement remarquer que la culture biodynamique à toujours ses partisans, aussi ardents que les bases vérifiables de cette agriculture sont faibles, ce qui montre que l’analogisme a toujours de l’intérêt pour certains. 

Il paraît aussi que, dégustés à l’aveugle, les vins issus de cette culture sont d’excellente qualité. Le tout est de savoir si cela vient des techniques employées influencées par la lune ou de l’attention particulière que ces viticulteurs portent à l’élevage de leur vigne et du vin.

Les préfaces

Dans un tout autre domaine et en plus grande proximité avec nous, on retrouve l’annalogisme dans des prières tout à fait traditionnelles, celles des préfaces. Ces dernières se terminent par l’évocation de la liturgie du ciel qui se déroule en même temps que celles de la terre. Ainsi : « avec les anges et tous les saints nous chantons ta gloire et d’une seule voix nous proclamons » ou, sous une forme plus développée : « Par lui (le Christ), les anges célèbrent ta grandeur et les esprits bienheureux adorent ta gloire ; par lui s’inclinent devant toi les puissances d’en haut et tressaillent d’une même allégresse les innombrables créatures des cieux. À leur hymne de louange, laisse-nous joindre nos voix pour chanter et proclamer : Saint ! Saint ! Saint le Seigneur… » ou bien « C’est pourquoi la joie pascale rayonne par tout l’univers, la terre exulte, les puissances d’en haut et les anges dans le ciel chantent sans fin l’hymne de ta gloire… » Ces préfaces affirment donc d’une manière particulièrement appuyée que la liturgie de la terre, encore balbutiante mais qui intègre la Création toute entière, finit par rejoindre celle du ciel et se dérouler en même temps. 

Ces textes s’efforcent manifestement de marquer la continuité entre ce qui se passe dans le ciel et la louange des chrétiens sur la terre. Les deux activités vont de pair, se déroulent en parallèle ; elles ont des points communs et se renvoient l’une à l’autre. Il existe une véritable coordination entre la vie du ciel toute orientée vers Dieu et celle de la terre dès qu’elle se tourne vers lui. La correspondance est déjà réelle même si la distance demeure.

Le « Notre Père »

On retrouve les mêmes rapprochements et la même distanciation quand, dans le Notre Père, nous souhaitons : « que ton nom soit sanctifié, que ton Règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Que ces souhaits soient déjà réalisés dans le ciel est une certitude pour les croyants mais, pour ce qui est de la terre, ils ne sont pas encore pleinement accomplis. Terre et ciel sont cependant dans la même perspective, ce qui se passe dans l’une et l’autre sont concomitants, ils se complètent et interagissent et la liturgie du ciel nous tire vers une perfection dont nous sommes encore très éloignés et que nous sommes incapables de rejoindre mais vers laquelle nous tendons de toutes nos forces compte tenu de notre condition. C’est ainsi que prendre conscience de cette complicité est un soutien pour notre avancée dans l’amour de Dieu.

Les extases

Enfin, comme nous l’avons déjà évoqué, il existe une correspondance entre l’accomplissement de la fin des temps et ce qui marque nos existences de tous les jours. Nous sommes incapables ici-bas de parvenir à la perfection mais nous y tendons de tout notre être dans une insatisfaction permanente. Nous traversons cependant des moments fugaces au cours desquels nous avons l’impression d’approcher pour un instant la perfection qui persiste à échapper à notre saisie. 

Moments de plénitude, extases, amour partagé, expérience de fusion, d’entrée en résonance avec notre environnement… sont à la fois des promesses de ce qui nous attend et des anticipations du Royaume à venir. En bonne théologie, on dit que ce dernier est à la fois déjà-là et pas-encore. Ce règne qui est une réalité dans le ciel, il nous arrive d’en vivre les prémices dans certains temps forts de notre quotidien. Le temps s’écrase, percole comme dirait Michel Serres, plusieurs moments sont vécus ensembles pour unifier le réel par-delà le déroulement de l’histoire. Le Royaume se laisse toucher puisqu’il est déjà-là, tout en échappant à notre saisie parce qu’il n’est pas encore…

Bien que l’analogisme nous semble, à première vue, plutôt éloigné des conceptions habituelles de notre manière de relier l’humain et le non-humain, on peut donc noter toutefois quelques parallèles significatifs montrant que ces tentatives de mise en rapport des réalités entre elles ne nous est pas totalement étranger.

Nous voilà donc au terme de notre parcours. Nous avons reconnu combien nous étions marqués par le mode de mondiation dont nous avons hérité après tant d’années de désenchantement du monde, pour autant, nos aspirations plus récentes à une connexion globalisée avec l’univers du ciel et de la terre trouve des ouvertures grâce à des traditions plus anciennes mais encore vivantes que nous avons évoquées. Il ne s’agit pas de survivances vouées à disparaître sous prétexte que les sciences et les techniques finiraient par occuper tout l’espace. Elles ont encore des promesses à nous fournir pour nous permettre de nous ouvrir à une vie plus riche, en phase avec le réel dans son ensemble.


[1] Les formes du visibles, une anthropologie de la figuration, éditions du Seuil, septembre 2021.

[2] Descola p 58

[3] Cette notion vient du néopositivisme. Seules les données scientifiques sont falsifiables à savoir : non seulement on peut trouver des preuves de leur justesse mais elles sont les seules dont on peut prouver qu’elles sont fausses et se mettre d’accord sur cette conclusion. Dans le domaine de l’imaginaire, la foi en Dieu par exemple, chacun peut affirmer ses croyances avec force, peut avancer des preuves sans que personne puisse prouver qu’il a tort, il s’agit de témoignages. Nous ne sommes donc pas dans le domaine de la science.

[4] Descola p 89

[5] L’offrande :   Puisque, une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde.

            Le soleil vient d’illuminer, là-bas, la frange extrême du premier Orient. Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés.

            Mon calice et ma patène, ce sont les profondeurs d’une âme largement ouverte à toutes les forces qui, dans un instant, vont s’élever de tous les points du Globe et converger vers l’Esprit. – Qu’ils viennent donc à moi, le souvenir et la mystique présence de ceux que la lumière éveille pour une nouvelle journée !

            Un à un, Seigneur, je les vois et les aime, ceux que vous m’avez donnés comme soutien et comme charme naturel de mon existence. Un à un, aussi, je les compte, les membres de cette autre et si chère famille qu’ont rassemblée peu à peu, autour de moi, à partir des éléments les plus disparates, les affinités du cœur, de la recherche scientifique et de la pensée.

Plus confusément, mais tous sans exception, je les évoque, ceux dont la troupe anonyme forme la masse innombrable des vivants : ceux qui m’entourent et me supportent sans que je les connaisse ; ceux qui viennent et ceux qui s’en vont ; ceux-là surtout qui, dans la vérité ou à travers l’erreur, à leur bureau, à leur laboratoire ou à l’usine, croient au progrès des Choses, et poursuivront passionnément aujourd’hui la lumière.

            Cette multitude agitée, trouble ou distincte, dont l’immensité nous épouvante, – cet Océan humain, dont les lentes et monotones oscillations jettent le trouble dans les cœurs les plus croyants, je veux qu’en ce moment mon être résonne à son murmure profond. Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journée, tout ce qui va diminuer, – tout ce qui va mourir, aussi, – voilà, Seigneur, ce que je m’efforce de ramasser en moi pour vous le tendre ; voilà la matière de mon sacrifice, le seul dont vous ayez envie.

            Jadis, on traînait dans votre temple les prémices des récoltes et la fleur des troupeaux. L’offrande que vous attendez vraiment, celle dont vous avez mystérieusement besoin chaque jour pour apaiser votre faim, pour étancher votre soif, ce n’est rien moins que l’accroissement du Monde emporté par l’universel devenir.

            Recevez, Seigneur, cette Hostie totale que la Création, mue par votre attrait, vous présente à l’aube nouvelle. Ce pain, notre effort, il n’est de lui-même, je le sais, qu’une désagrégation immense. Ce vin, notre douleur, il n’est encore, hélas ! qu’un dissolvant breuvage. Mais, au fond de cette masse informe, vous avez mis – j’en suis sûr, parce que je le sens – un irrésistible et sanctifiant désir qui nous fait tous crier, depuis l’impie jusqu’au fidèle : « Seigneur, faites-nous un ».

            Parce que, à défaut du zèle spirituel et de la sublime pureté de vos Saints, vous m’avez donné, mon Dieu, une sympathie irrésistible pour tout ce qui se meut dans la matière obscure, – parce que, irrémédiablement, je reconnais en moi, bien plus qu’un enfant du Ciel,  un fils de la Terre, – je monterai, ce matin, en pensée, sur les hauts lieux, chargé des espérances et des misères de ma mère ; et là, – fort d’un sacerdoce que vous seul, je le crois, m’avez donné, – sur tout ce qui, dans la Chair humaine, s’apprête à naître ou à périr sous le soleil qui monte, j’appellerai le Feu.

Hymne de l’univers p21

[6] Descola Les formes du visible p 12 et 13

[7] Idem p 297

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