Chrétien par intérêt

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La belle vie ?

Chrétien par intérêt… l’expression peut susciter des questions, n’est-ce pas ? J’ai envie de prendre le mot « intérêt » dans ses deux sens. En effet, nous suivons Jésus parce que nous sommes séduits par sa personne, par sa manière de vivre et par le contenu de son enseignement. Mais c’est aussi notre propre intérêt de le suivre au sens où nous avons tout à y gagner : c’est le seul chemin de vie et cela bouleverse profondément les raisons que nous avons de nous comporter correctement. Le respect de la morale chrétienne, en particulier, n’est plus l’obéissance à une injonction extérieure qui nous permettrait de nous assurer le salut mais bien la reconnaissance qu’il y a là le chemin du bonheur, de la paix et de la joie conformément au texte des Béatitudes qui nous promet que nous serons heureux si nous suivons l’exemple de Jésus, heureux jusque dans la souffrance.

Intérêt personnel

Une fois que nous avons compris que c’est là le seul chemin pour un véritable épanouissement, nous devrions reconnaître que c’est par intérêt personnel que nous nous comportons en chrétiens. Malgré les renoncements apparents, il n’y a pas besoin d’avoir un quelconque sens du sacrifice et la seule récompense que nous cherchons en réalité, c’est l’accomplissement de notre personne en communion avec nos frères. Agir différemment nous détruirait, même si cela comporte des satisfactions passagères.

Pourtant, nous aurions tendance à nous comporter comme le fils aîné dans la parabole de Luc : 15, 11-32. Il pense plus ou moins confusément que son frère, le prodigue qui revient vers son père, a profité de la belle vie qui lui a été refusée alors que lui n’y a pas eu droit. Dans le psaume 72, le psalmiste exprime la même révolte devant le bonheur des impies tout en se reprenant un peu sur la fin. Comme dans ce psaume, l’aîné selon l’Évangile de Luc ne veut pas voir que son frère s’est détruit en empruntant la voie du désordre et que la situation de son cadet n’est pas enviable : en effet, non seulement le jeune revient ruiné mais en plus cet épisode a été pour lui une descente aux enfers. Pourquoi le père le punirait-il lors de son retour ? Il a été suffisamment anéanti par ses expériences et, maintenant qu’il s’en est rendu compte, le retour dans la communion du père est le seul chemin de salut capable de lui redonner la vie. Une punition supplémentaire ne rajouterait rien tellement la souffrance qui a été la sienne l’a convaincu de la nécessité de revenir vers son père. Ce dernier prend la seule attitude susceptible de ramener le prodigue à la vie : le rejoindre dans sa détresse et l’inviter à repartir avec lui.

Le fils aîné donne, quant à lui, l’impression de s’être sacrifié pour son père. Sa vie morale est triste, fondée sur une conception du devoir qu’il n’a pas investie positivement. Il en vient à trouver insipide le bonheur qu’il connaît auprès des siens et envie de ce fait la vie dissolue de son frère, au moment même où ce dernier la trouve insupportable. Beaucoup de croyants sont ainsi : ils prennent le joug proposé par Jésus comme un obstacle à la vraie vie alors qu’il est léger et constitue la voie unique vers le bonheur. Combien ils sont nombreux, y compris chez les chrétiens, ceux qui voient dans la vie chrétienne un renoncement mortifère aux plaisirs de l’existence ! Il nous faudrait plutôt apprendre à goûter pleinement le bonheur de vivre dans la mouvance du Père…

Ce ne devrait jamais être au nom de la foi vécue comme une contrainte que nous adoptons des comportements moraux, pas plus que par recherche de gratifications autres que celle du bonheur promis dès aujourd’hui en attendant le bonheur éternel. La foi apporte, bien au contraire, une dimension supplémentaire puisqu’elle nous amène à croire qu’en agissant ainsi, nous communions à l’amour de Dieu et que nous vivons par lui. C’est cela le salut par la croix : un Dieu qui se met tellement à notre portée qu’il est possible de le rejoindre en descendant jusqu’à lui et, par là, de vivre de sa vie grâce à la voie ouverte par Jésus. La vie bonne n’est pas une recette, le moyen à prendre pour nous rendre digne de lui et gagner son Paradis mais la conséquence de notre existence avec lui une fois que nous l’avons rejoint. Quel bonheur plus grand que de vivre en union avec l’amour du Père ?

L’intérêt du service pour tous

De plus, vivre à l’image de Jésus amène à croire que le changement du monde et notre propre transformation ne passent pas par la prise de pouvoir ou par l’affirmation de sa puissance mais par l’installation dans l’amour, par l’élargissement de cet amour au plus grand nombre, jusqu’aux ennemis, pour que le règne de Dieu vienne déjà sur la terre, règne de justice, de paix et d’amour. Il nous est difficile de nous engager dans une telle perspective tellement nous sommes persuadés qu’il faut prendre le pouvoir pour changer le monde, qu’il faut imposer ses idées afin qu’elles triomphent. Nous voulons réussir.

Comme les disciples nous demandons sans cesse à Jésus : « quand vas-tu mettre en place ton Royaume ? » Nous restons bloqués sur la conception de la croix vue comme l’échec de la venue de Jésus, alors qu’elle est le sommet du salut, le moment où celui-ci nous rejoint pleinement dans notre humanité et attire tous les hommes à lui. L’abandon total à la volonté de son Père passe par l’abandon de toute entreprise qui ne soit pas qu’amour. « Quand je serai élevé de terre j’attirerai tout à moi » dit-il, là est la victoire finale, authentifiée par le Père qui ressuscite son Fils. La résurrection n’est pas le rattrapage, in extremis, d’une vie ratée mais la reconnaissance que Jésus, en allant jusqu’à la mort, a parfaitement accompli sa mission salvifique.

Une fois de plus, ce genre de victoire sort de nos catégories mentales et nous répugnons à suivre Jésus jusque-là. C’est ainsi qu’en Église, nous mettons alors en place d’autres stratégies, persuadés que nous allons réussir là où Jésus a échoué. Nous voudrions imposer notre morale, notre vision de la société, influer sur les rapports sociaux et ce jusqu’au sein même des familles. Tellement sûrs d’avoir la vérité, nous persistons à croire que l’avenir de l’humanité passe par « nos » principes et par la victoire de « nos » institutions, oubliant que l’Esprit souffle aussi en dehors de nos constructions ecclésiales. Nous persistons à vouloir remporter et gagner ce qui est donné alors que nous ne pouvons le vivre et l’étendre qu’en nous abandonnant, comme Jésus, entre les mains du Père.

Une telle déprise n’a rien d’une soumission aveugle parce que rien n’est écrit. Contrairement aux autres voies de salut qui passent par l’obéissance à des règles précises, des rites, des comportements liés à des lois strictes, les perspectives ouvertes par Jésus laissent une large place à l’inventivité. L’existence qui a été la sienne n’est pas directement reproductible : les époques se sont succédé depuis son passage sur la terre et c’est sans cesse que le chrétien doit se poser la question de savoir en quoi consiste aujourd’hui le fait d’être son disciple.

Le nombre des rites qu’il nous a invités à respecter est réduit au minimum : le partage du pain, le baptême, le pardon… Ils ne nous donnent aucune assurance. L’essentiel, c’est l’amour, nous rappelle-t-il sans cesse et il n’est pas simple de savoir exactement ce qu’est « aimer » et comment aimer, tellement cela dépend des époques, des lieux, des types de relation. La difficulté, c’est aussi que nous devons vaincre en nous une multitude de résistances qui nous empêchent de vivre de Dieu. Aimer nous demande une remise en question permanente si nous voulons éviter de confondre nos bons sentiments, notre bonne conscience avec ce qui procure effectivement du bien aux autres, ce qui les fait grandir. Il peut être extrêmement néfaste de persister dans des choix de vie, quand bien même ils nous sembleraient aller dans le bon sens, s’ils font mal à ceux vers qui nous allons.

Certes, Jésus ne nous promet pas un succès à court terme, mais pour le suivre, croyons-nous vraiment que le service est la seule voie qui ouvre l’avenir du monde ?

Je vous laisse une phrase à méditer : « Qui aime Dieu d’un amour véritable ne peut pas faire effort pour que Dieu l’aime en retour. » Spinoza

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